L’épidémie actuelle nous rappelle de façon brutale que nous sommes mortels. Depuis le début de la crise sanitaire, notre quotidien est en effet rythmé par l’annonce du nombre de décès, par la multiplication d’images de fosses communes, comme l’« île des morts » à New York, et par la mort de personnalités et célébrités, comme Christophe ou Manu Dibango. Tous ces éléments réactivent chez nous la peur de notre propre mortalité.
Un large courant de recherche en psychologie et comportement du consommateur s’intéresse, depuis plus de 35 ans, aux mécanismes et réponses liés à la peur de la mort. Comment la peur de notre propre mortalité affecte-t-elle nos perceptions et comportements ?
Défendre notre vision du monde
La crise sanitaire n’est pas un événement isolé qui seul serait en mesure de réactiver notre peur de la mort. Dès que nous lisons ou voyons des informations sur des attaques terroristes, des guerres ou des famines, dès que nous regardons un film ou une série TV où les meurtres sont légion, dès qu’une campagne anti-tabac ou pour le préservatif nous enjoint de penser aux conséquences néfastes de nos comportements, notre peur de la mort est réactivée.
Cette peur n’est pas toujours consciente mais elle est bien présente et elle est d’autant plus forte que nous comprenons, en tant qu’êtres humains, l’inévitabilité de notre mort. C’est cette fatalité qui explique les mécanismes de défense que nous mettons en place.
En particulier, face à notre mortalité, les individus développent une stratégie de recherche d’immortalité à travers la défense d’une vision du monde, ou paradigme culturel (cultural worldview). Ce paradigme culturel recouvre des valeurs partagées avec un groupe. Ce peut être par exemple une vision nationaliste, ethnique, politique ou religieuse que nous partageons avec d’autres personnes. En défendant ces valeurs partagées, nous devenons des défenseurs actifs d’un paradigme qui nous survivra (dans les livres d’histoire, dans la permanence des idées, etc.), et à travers lequel nous pourrons atteindre une immortalité symbolique.
Ainsi, de nombreuses études ont démontré que la peur de la mort conduit les individus à préférer des produits nationaux au détriment des produits étrangers. En défendant notre culture, nous nous protégeons symboliquement de notre mortalité (l’immortalité recherchée peut être réelle dans le cas d’un paradigme religieux, avec la promesse d’une vie après la mort).
Il est intéressant de noter que de nombreux commerces mettent aujourd’hui en avant l’importance de leur appartenance à la culture nationale, comme la Fnac dont le logo arbore désormais les couleurs du drapeau français et est accompagné de la mention « #ecommercefrance ».
Autrement dit : ceux qui n’appartiennent pas à notre groupe sont au contraire davantage rejetés, et la peur de la mort résulte en une volonté de punir plus durement ceux qui transgressent nos valeurs ou codes culturels, phénomène illustré notamment par les tentations de dénoncer ceux qui enfreignent les règles du confinement, qui peuvent représenter jusqu’à 70 % des appels reçus par la police.
De façon plus générale, dans les sociétés occidentales où la consommation est souvent vue comme une valeur partagée essentielle, les individus ont tendance à acheter plus (a fortiori donc des produits nationaux) après chaque événement qui active collectivement la peur de la mort. On sait par exemple que les consommateurs américains ont fortement augmenté leurs achats après le 11 septembre 2001.
Réduire l’anxiété face à la mort
À une échelle plus individuelle, la peur de la mort accroît la recherche d’estime de soi. En effet, l’estime de soi joue comme un moyen d’être à la hauteur du paradigme culturel que nous défendons ; nous nous considérons digne du groupe avec lequel nous partageons nos valeurs. Par conséquent, la peur de la mort augmente l’estime de soi, ainsi que la défense de ceux qui partagent nos valeurs et la croyance que notre groupe va perdurer longtemps. Les deux mécanismes, défense d’un paradigme culturel et nostalgie, sont donc intimement liés.
De nombreuses recherches ont démontré que la nostalgie constitue l’un des principaux facteurs de défense de l’estime de soi. En effet, en ajoutant du sens à la vie, la nostalgie permet de lutter contre l’anxiété liée à notre mortalité.
Depuis le début de la crise sanitaire actuelle, de nombreux challenges qui s’appuient sur des ressorts nostalgiques connaissent un large succès sur les médias sociaux, notamment #Throwbackchallenge ou #MeAt20, qui enjoignent les internautes à poster des photos d’eux plus jeunes. Se tourner vers le passé, c’est ne pas regarder vers le futur, associé à la mort, et préférer se conforter dans une époque qui semble plus simple.
De la même façon, la peur de la mort diminue l’intérêt que les consommateurs portent envers les nouveaux produits, et leur préfèrent des produits rétro, qui jouent sur la dimension nostalgique.
L’augmentation de l’estime de soi dans un contexte de peur de la mort se traduit également par des achats de produits expérientiels (vs purement matérialistes), ainsi que de produits pourvoyeurs de statut social, ce qui peut sans doute expliquer les ventes records qu’Hermès a enregistrées à Guangzhou en Chine à la réouverture des boutiques. Les mêmes mécanismes expliquent que la peur de la mort conduise à un désir accru de gloire personnelle mais aussi à un désir d’enfant (encore cette fameuse immortalité symbolique, par une extension de soi à travers la gloire ou la progéniture, comme rempart à notre anxiété).
Les puissants mécanismes de défense que nous mettons en place lorsque nous sommes confrontés à la peur de la mort peuvent fortement affecter nos perceptions et nos comportements. Des crises globales qui activent la peur de la mort chez un très grand nombre de personnes, comme celle que nous vivons actuellement, ont donc des conséquences à l’échelle de sociétés entières, sur les habitudes de consommation comme sur les valeurs et les sentiments d’appartenance (politique, religieuse, etc.) des individus.
Benjamin Boeuf, Professeur associé en marketing, IESEG School of Management et LEM-CNRS 9221, IÉSEG School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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