Au début de l’épidémie du coronavirus, l’État n’avait en stock qu’une centaine de millions de masques chirurgicaux et aucun masque FFP2. Alors qu’il n’existait plus sur le sol français de véritable filière industrielle pour produire des masques, l’État a alors réservé les faibles stocks existants aux soignants, et expliqué à la population que le port d’un masque n’était « pas utile ».
Face au risque de pénurie, l’État a passé de multiples commandes en Chine, et a improvisé pour recréer en urgence des capacités de production nationales. Disposant de plus de stocks et capacités, l’État a peu à peu changé son discours, et recommande désormais le port du masque.
La stratégie et le discours de l’État sur les masques ont ainsi été dictés par ses faibles moyens industriels et logistiques. Comment comprendre ce fiasco, alors que le stock de masques était, en 2010, d’1,7 milliard et qu’existait alors en France une usine capable de produire 180 millions de masques dans l’année ? Retour sur une tragédie industrielle et logistique en cinq actes.
Acte 1 : la création en 2007 de l’EPRUS, bras armé logistique de l’État
Tout commence dans les années 2000. À cette époque, les crises sanitaires se multiplient en France : en 2001, le 11-Septembre et l’explosion d’AZF posent la question des risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques ; en 2003, l’épidémie de SARS se propage avec 4 cas en France, dont un mort, et la France vit un épisode de canicule dramatique ; en 2005 enfin, l’épidémie de chikungunya se développe et la grippe aviaire menace de se propager en Europe.
Face à ces crises sanitaires, l’État n’est pas bien préparé. Dans leur rapport sur la réponse à l’épidémie de SARS (4 cas !), les cliniciens estiment que « s’ils avaient été confrontés à une épidémie plus grave et plus durable […], les capacités de prise en charge auraient été rapidement dépassées, avec un épuisement probable des équipes au-delà de deux semaines ».
Pour ce qui est des stocks de produits nécessaires en cas de crise, l’État répond au coup par coup. Le ministère de la Santé, par le biais du département des situations d’urgence sanitaire (DESUS), créé en 2004 au sein de la direction générale de la santé (DGS), se charge d’acheter des stocks sanitaires publics et de les gérer. Alors que le montant et le volume des stocks ne fait qu’augmenter (ils atteindront fin 2007 une valeur de 765 millions d’euros, représentant 100 000 palettes et une cinquantaine de références), le DESUS n’est doté que de « deux logisticiens dédiés au suivi opérationnel des stocks », qui sont répartis sur plus de 72 sites, d’après le rapport du sénateur Jean‑Jacques Jégou.
Les politiques prennent alors conscience que l’État doit mieux se préparer aux crises sanitaires et notamment au risque pandémique. En 2004, la France se dote d’un plan gouvernemental de prévention et de lutte face aux pandémies grippales d’origine aviaire. En 2005, un rapport très détaillé du Sénat est publié sur le risque épidémique.
En 2006, le sénateur Francis Giraud rédige une proposition de loi relative à la « préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur ». Elle aboutit à ce que le 5 mars 2007, l’État créé l’Établissement pour la préparation aux risques et urgences sanitaires (EPRUS).
Ce nouvel établissement, financé à parité par l’État et l’assurance maladie, se voit confier deux missions : 1) la création d’une réserve sanitaire ; 2) la gestion logistique des « moyens de lutte contre les menaces sanitaires graves ». L’EPRUS est doté cependant de très peu d’autonomie de gestion puisqu’il est placé sous la tutelle étroite du ministère de la Santé, dans le cadre d’une convention contraignante (comme le montre le document ci-dessous extrait du rapport Jégou) :
Il fait par ailleurs face à une situation de départ catastrophique sur le plan logistique : les produits sont stockés dans un grand nombre d’établissements « dont le statut et les liens contractuels avec l’EPRUS varient fortement » ; ces sites sont « dispersés » et « présentent des conditions de conservation hétérogènes » ; le suivi des stocks est difficile du fait que l’outil informatique n’est pas « relié aux systèmes d’information des prestataires de l’EPRUS » ; enfin, des incertitudes juridiques entourent les procédures « d’allongement des dates de validité des produits ».
Acte 2 : Les masques, enjeu étatique face à la crise de la grippe A(H1N1)
Alors que des problèmes administratifs ont retardé sa mise en place, le tout jeune EPRUS doit faire face en 2009 à la crise de la grippe A. L’État, qui avant la crise disposait déjà d’un stock important (estimé à 765 millions), se montre prévoyant, et à l’initiative de la ministre de la Santé de l’époque, Roselyne Bachelot, commande en surplus des vaccins et les fameux masques.
Concernant les masques, leur approvisionnement ne soulève alors aucun problème. Il faut dire que depuis la prise de conscience des risques sanitaires au milieu des années 2000, l’État a, comme l’a révélé la revue Politis début avril, soutenu la mise en place d’une véritable industrie française.
Alors que le risque, en cas de pandémie mondiale, est que chaque pays garde sa production, un protocole d’accord a été signé en 2005 par le ministre de la Santé, Xavier Bertrand auprès de plusieurs groupes, selon une logique qui est proche de la délégation de service public. Ce protocole prévoit durant la période 2005-2010 l’achat par l’État de plusieurs millions de masques chaque année ; que l’État sera prioritaire en cas de besoin ; que l’entreprise disposera d’un stock tampon, etc. Au total, l’entreprise doit garantir sur le sol français la fabrication de 180 millions de masques par an.
Concernant le port du masque, l’émergence de l’épidémie conduit par ailleurs l’État à affiner peu à peu une doctrine sur le type de masques qui doit être porté et par qui (voir tableau ci-dessous). L’État recommande ainsi que des masques FFP2 de protection soient utilisés non seulement par les salariés directement exposés au risque, notamment les soignants, mais aussi par ceux qui sont exposés régulièrement au public (par exemple aux guichets ou aux caisses).
Pour ce qui est des masques chirurgicaux anti-émission, ils doivent être utilisés par les cas possibles et confirmés, ainsi que par certains salariés des entreprises, quand le risque n’est pas aggravé. Concernant la population, « l’état des connaissances et des possibilités d’équipement par exemple, n’a pas conduit, à formuler une recommandation générale concernant le port d’un masque par les personnes vivant dans l’entourage d’un cas possible ou confirmé, ou participant aux activités de vie collective (lieux publics et transports en commun) ».
Conformément à cette doctrine, à la fin de 2009, l’État dispose d’un stock conséquent géré par l’EPRUS, qui comprend à la fois des masques chirurgicaux (environ 1 milliard, pour un coût de 34 075 244 euros) et FFP2 (environ 700 millions, pour un coût de 185 677 625 euros). Le montant des stocks détenus par l’EPRUS est passé en 3 ans de 765 millions à plus d’un milliard fin 2009, selon les chiffres publiés par la Cour des comptes en 2010.
Acte 3 : après la Grippe A, quels masques faut-il stocker et qui doit les stocker ?
Mais alors que beaucoup de battage a été fait sur la grippe A(H1N1), elle touche peu la France, et l’État et sa ministre de la Santé sont accusés d’avoir gaspillé l’argent du contribuable. C’est alors l’occasion pour l’État de revoir sa politique, et une série de trois décisions plus ou moins contestables sur les masques et leurs stocks va alors intervenir entre 2011 et 2013.
Premièrement, en juillet 2011, le Haut conseil de la santé publique (HCSP), émet un avis sur la stratégie à adopter vis-à-vis du stock État de masques respiratoires. Si l’avis souligne en texte gras (voir ci-dessous) que « le stock État de masques respiratoires devra être constitué de masques anti-projections et d’appareils de protection respiratoire », il fait légèrement évoluer la doctrine sur les masques. Pour les salariés exposés fréquemment au public, le HCSP préconise le port de masques chirurgicaux plutôt que de type FPP2, notamment car ils sont mieux tolérés.
Surtout, pour ce qui est du port du masque par la population, il n’est finalement pas recommandé, sur la base de son inefficacité présumée pour faire face à la grippe saisonnière.
Cependant, l’avis stipule que face à un virus présentant un risque élevé, le masque peut être efficace : « dans le contexte d’un risque élevé tel que le SARS, la revue systématique d’études observationnelles suggère une efficacité préventive élevée des masques anti-projection et des appareils de protection respiratoire. Dans la prévention de la grippe saisonnière, l’analyse des sept essais, qui constitue le plus haut niveau de preuve atteignable pour l’évaluation de ces interventions, ne met pas en évidence d’efficacité des masques respiratoires en population générale ».
Deuxièmement, le 2 novembre 2011, une instruction ministérielle relative à la préparation de la réponse aux situations exceptionnelles dans le domaine de la santé introduit une distinction entre deux types de stocks de produits de santé : les « stocks stratégiques » détenus et gérés par l’EPRUS dans ses plates-formes, qui doivent permettre « à l’État de maintenir une capacité d’intervention […] en renfort des moyens conventionnels et tactiques » ; les stocks « tactiques », situés dans certains « établissements de santé », pour permettre une réponse « précoce dans l’attente de la mobilisation, le cas échéant, des stocks stratégiques », et dont l’acquisition « est prise en charge par les établissements de santé ».
Sur le plan logistique, une telle distinction est relativement étonnante : pourquoi faire une distinction entre des stocks « stratégiques » et « tactiques », si le but des stocks stratégiques est simplement d’être capable de réapprovisionner les stocks tactiques qui sont détenus localement ?
Enfin, le 13 mai 2013, le Secrétariat général de la sûreté et de la défense nationale (SGDSN) édicte une doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes à transmission respiratoire.
Alors que le document indique qu’une « maladie infectieuse hautement contagieuse à transmission respiratoire sort du strict cadre de la « santé et de la sécurité au travail » dans la mesure où l’on a affaire à une menace sanitaire majeure », le SGDSN décide de manière étonnante qu’il revient à « chaque employeur de déterminer l’opportunité de constituer des stocks de masques pour protéger son personnel ».
La décision apparaît d’autant plus incompréhensible et contestable, que le document met en avant la très grande complexité qu’il y a pour les employeurs à dimensionner le stock.
Acte 4 : une logique budgétaire créant le désarmement industriel et logistique de l’État
Avec ces trois décisions, tous les éléments sont alors en place pour conduire à la catastrophe actuelle. Résumons. Premièrement, puisque le port des masques FPP2 n’est plus conseillé par le HCSP que pour les seuls salariés directement exposés au risque (les soignants) qui travaillent dans les établissements de santé, et que ces établissements doivent désormais avoir un stock de produits « tactiques », pourquoi donc conserver un stock État « stratégique » de masques FFP2 ?
En dépit de l’avis du HCSP sur la nécessité d’avoir un stock État de masques chirurgicaux et FFP2, et de l’instruction qui souligne que le stock stratégique est censé être là « en appui des moyens tactiques », le stock de masques FFP2 État ne va plus être renouvelé. Chaque établissement de santé aura son stock de masques FPP2, qu’il financera sur son budget, et cela sera autant d’économies sur le budget de l’EPRUS… et de l’État, qui le finance à parité avec l’assurance maladie !
Deuxièmement, puisque ce sont aux employeurs de prévoir des stocks de masques pour leurs salariés, et que le HCSP n’a pas clairement stipulé que l’État devait en fournir à la population, le stock État de masques chirurgicaux ne devra au fond plus être dimensionné que pour fournir les personnes malades et leur entourage. Cela ne représente pas grand monde, et l’État ne va donc pas renouveler l’intégralité de son stock de masques. Au fil des ans, celui-ci va diminuer par dix, pour passer d’un milliard à 123 millions fin 2019.
Dans ce cadre, l’État ne va alors pas reconduire la convention qu’il avait signée avec le producteur de masques… et laisser ainsi péricliter une industrie qu’il avait lui-même crée ! L’usine fermera ses portes en 2018… mais ce n’est pas bien grave, puisqu’en cas de besoin, il y a maintenant des producteurs en Chine, moins chers, et qu’on pourra très facilement se réapprovisionner !
Le piège budgétaire s’est ainsi refermé, à l’aide d’une série de décisions qui vont totalement à l’encontre du but initialement poursuivi par l’État lorsqu’il a créé l’EPRUS.
L’établissement, qui au milieu des années 2010 s’est largement professionnalisé, en adoptant un schéma directeur logistique, en se dotant d’une plate-forme centrale moderne à Vitry-le-François, d’un système d’information, etc. (voir ci-dessous), a ainsi dans le même temps perdu la responsabilité de la gestion de nombreux stocks de produits sanitaires.
Dans ce cadre, se pose alors évidemment la question de l’utilité de ce petit opérateur qu’est l’EPRUS et un projet de fusion avec l’Institut de veille sanitaire (InVS), et l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) voit le jour fin 2014.
Dans son rapport d’information sur l’EPRUS de 2015, le sénateur Francis Delattre se montre pourtant pour le moins sceptique sur l’intérêt d’une telle fusion. La recommandation numéro 1 qu’il formule dans son rapport est ainsi la suivante : « afin de garantir l’efficacité et l’efficience du projet d’intégration de l’EPRUS au sein de la future Agence nationale de santé publique, préserver une certaine autonomie des fonctions de réponse aux crises sanitaires actuellement assumées par l’EPRUS au sein de la nouvelle agence, tout en évitant les doublons de fonctions support ».
Sa peur est clairement que cette petite agence soit noyée dans la grande, et que les arbitrages budgétaires se fassent en sa défaveur. La fusion se fera cependant en 2016. Depuis, dans les trois rapports de l’Agence santé publique France publiés depuis cette date, force est de constater qu’il ait bien peu fait état des activités de préparation…
Acte 5 : le coronavirus et le chaos industriel et logistique des masques
C’est alors qu’au début 2020, le coronavirus se propage à vitesse grand V. Tandis qu’il aurait du pouvoir s’appuyer sur un opérateur logistique fort créé justement pour préparer la réponse aux crises sanitaires, et une industrie française lui permettant l’indépendance sur les masques, la France affronte celle-ci avec une organisation logistique désintégrée et sans capacités de production nationale.
Au début de la crise, il n’y a ainsi plus de filière industrielle française, et pour ce qui des masques, les stocks sont dilués entre trois types d’acteurs :
- Santé publique France, qui au sein de la plate-forme de Vitry-le-François et ses plates-formes zonales possède des stocks de masques chirurgicaux ;
- plus de 92 établissements de santé qui détiennent dans leurs stocks tactiques des masques FFP2, et les gèrent à l’aide des Agences Régionales de Santé, et avec l’appui de Santé Publique France ;
- enfin tous les employeurs de France (entreprises, régions, ministères, etc.), qui eux-mêmes ont dû constituer des stocks de masques (s’ils ont été prévoyants !).
Une telle organisation ne permet pas de savoir combien de masques sont stockés sur le territoire, est éclatée entre de multiples lieux, dans des conditions de stockage qui ne sont pas homogènes, s’appuie sur des systèmes d’information divers de gestion des stocks… bref, on retrouve ici la liste des raisons qui avaient conduit à créer l’EPRUS !
La suite, tout le monde la connaît. En janvier, le ministère de la Santé constate qu’il n’a en stock qu’une centaine de millions de masques chirurgicaux, qu’il n’y a plus de filière française de production, et qu’il existe un risque de pénurie. Il passe alors des commandes en Chine. Alors que l’épidémie accélère, et que la population s’interroge de plus en plus sur l’utilité des masques, le gouvernement préfère faire croire aux Français qu’ils ne sont pas utiles, le temps que les commandes arrivent.
Cependant, comme le révèle notamment une enquête fournie de Mediapart, les commandes arrivent difficilement, car l’État gère de façon maladroite l’approvisionnement : au lieu de passer des commandes groupées, plusieurs petites commandes sont passées par le ministère de la Santé ; alors que Santé publique France doit comme c’est sa mission gérer les commandes, l’opérateur est peu doté en ressources humaines et est vite jugé peu réactif ; pour pallier la défaillance de Santé publique France, l’État créé une Cellule de coordination interministérielle de logistique le 4 mars, chargée de réaliser des achats « commando » de masques ; dans le même temps, au sein des autres ministères, des régions, des mairies, des entreprises, tout le monde commande des masques ou presque, ce qui fait concurrence aux commandes de l’État, qui lui-même est en concurrence avec les commandes des autres pays ; face au risque de pénurie pour les personnels les plus exposés, l’État n’a alors d’autre choix que de réquisitionner les masques par décret, et de pousser les industriels français à se reconvertir pour augmenter les capacités françaises qui ont largement diminué depuis les dernières années ; dans ce contexte global de pénurie, la tentation du chacun pour soi est importante, et certains n’hésitent pas à s’approprier les commandes de masques d’autres acteurs qui arrivent en France depuis la Chine, tandis que d’autres cachent leur stock de masques, etc.
Aurélien Rouquet, Professeur de logistique et supply chain, Neoma Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.