En qui peut-on avoir confiance ? Les soignants, élevés au rang de héros ? Les choix du gouvernement, sous le feu des critiques pour les déclarations contradictoires de ses membres ? Le corps professoral et médical dont le discours rationnel est relayé par les médias en matière de confinement et de prophylaxie mais dont certains représentants s’embourbent dans des polémiques, comme celle qui s’est développée autour du professeur Raoult ?
L’une des grandes questions que pose l’épidémie de Covid-19 est celle du statut social de la science et de son rôle dans le monde d’après. Le politique, en convoquant la parole des experts, parfois relayée avec retard et confusion, cherche à trouver des solutions collectives pour épargner des vies, sauver le pays de la catastrophe économique mais aussi ce qu’il reste du macronisme pris au piège de sa propre prétention à l’efficacité.
Dans ce contexte, comment les Français se représentent-ils la science et ses messages, sur lesquels la communication de crise sanitaire s’appuie ?
La dernière vague de l’enquête du Baromètre de la confiance politique du Cevipof, menée en avril au cœur du confinement, nous montre que, loin d’être acquise, la légitimité de la parole scientifique est particulièrement malmenée au sein de l’opinion publique.
La crise sanitaire n’a pas valorisé le statut social de la science
Le triomphe de la science sur le populisme est loin d’être acquis. On enregistre, certes, de très hauts niveaux de confiance dans les hôpitaux : entre février et avril 2020 (« tout à fait confiance » et plutôt confiance » passe de 82 % à 89 %). Par ailleurs, l’affirmation selon laquelle « Les chercheurs et scientifiques sont des gens dévoués qui travaillent pour le bien de l’humanité » réunit 85 % d’opinions positives parmi les enquêtés.
Cela étant, la science en tant qu’ensemble d’activités institutionnalisées fait l’objet de beaucoup plus de réticences. Nous avons ainsi posé la question suivante aux enquêtés de notre échantillon représentatif :
« Avez-vous l’impression que la science apporte à l’homme plus de bien que de mal, autant de bien que de mal, plus de mal que de bien ? »
Les enquêtés répondent en France qu’elle apporte plus de bien que de mal à concurrence de 41 %, autant de bien que de mal à hauteur de 46 %, et plus de mal que de bien à 12 %. Ces chiffres étaient les mêmes en décembre 2018. Rien n’indique un élan d’enthousiasme à l’égard de la science. On peut compléter cette question par d’autres portant sur le fait que la science et la technologie menacent les valeurs morales ou bien sur le point de savoir si le bon sens n’est souvent pas plus utile que les connaissances scientifiques.
Un indice de soutien à la science
Sur cette base, nous avons construit un indice de soutien à la science qui va de 0 à 3 en fonction du nombre de réponses allant dans le sens de la défense des activités scientifiques. Nous pouvons ensuite dichotomiser cet indice entre ceux qui soutiennent fortement celles-ci (niveaux 3 et 4) et ceux qui ne les soutiennent pas (niveaux 0 et 1).
L’analyse montre que 45 % des enquêtés défendent la science alors que 55 % ont un niveau de soutien bien plus faible. De surcroît, c’est en France que ce niveau est le plus bas si on compare la situation nationale à celle qui prévaut en Allemagne et au Royaume-Uni sur la base du même questionnaire et de la même date de terrain.
Le niveau de populisme, une puissante influence
Il ne suffit pas de présenter des données moyennes, il faut regarder ce qui joue le plus sur leur évolution. Sans grande surprise, le niveau global de soutien à la science suit le niveau de diplôme et, mécaniquement, celui de l’appartenance aux divers groupes socioprofessionnels.
C’est ainsi que le soutien aux activités scientifiques passe en France de 37 % dans les catégories populaires, à 48 % dans les catégories moyennes puis à 56 % dans les catégories supérieures, ce qui veut dire que même ces dernières sont assez divisées sur la question.
L’âge joue aussi et différencie dans les trois pays les seniors de plus de 65 ans, toujours bien plus défenseurs des activités scientifiques que les générations plus jeunes : autour de 40 % chez les 18-24 ans mais 57 % chez les seniors français, 55 % chez leurs homologues allemands et 65 % au Royaume-Uni.
Mais l’équation est déjà là : c’est chez les plus diplômés et les seniors que le niveau de populisme est le plus bas, comme le montrent de nombreux travaux de science politique.
Or c’est bien lui qui fait varier le plus les représentations sociales de la science. Pour étudier le niveau de populisme, nous avons construit un indice reposant sur les questions suivantes :
- les hommes politiques sont plutôt corrompus ;
- un bon système politique est celui où les citoyens et non un gouvernement décident ce qui leur semble le meilleur pour le pays ;
- la démocratie fonctionnerait mieux si les députés étaient des citoyens tirés au sort.
Cet indice, qui va donc aussi de 0 à 3, a été dichotomisé afin de distinguer un niveau faible de populisme d’un niveau élevé (niveaux 2 et 3).
En France, 57 % des enquêtés sont d’un niveau élevé de populisme contre 55 % en Allemagne et 51 % au Royaume-Uni. Il suffit alors de croiser l’indice de soutien à la science et l’indice de populisme pour voir que l’effet de ce dernier est considérable. Le populisme, reposant sur la défiance à l’égard des élites, peut se décliner à gauche (la science est prisonnière du capitalisme et des intérêts financiers) comme à droite (la science est un prétexte pour disqualifier le savoir naturel du peuple ou les traditions).
Mais dans un cas comme dans l’autre, son filtre joue un rôle puissant dans la perception que les enquêtés ont de la science comme institution.
Quand la science se transforme en expertise
L’activité scientifique reste toujours un peu mythique pour une grande partie de l’opinion. Les professionnels de la recherche connaissent l’envers du décor en bien comme en mal, surtout en mal, lorsque la science instituée peut devenir un jeu de dupes (comités de lecture contrôlés par des réseaux de copains, ouvrages signés par des auteurs qui n’ont rien écrit, etc.).
Les représentations sociales de la science sont cependant fortement modelées par l’information gouvernementale qui, à travers l’expertise, tente de transformer l’information scientifique en décisions légitimes.
Le point faible des activités scientifiques est donc ce processus de transformation où le travail politique reprend ses droits.
Dans le cas de l’épidémie de Covid-19, l’information gouvernementale n’a pas convaincu grand monde en France même si la personne du président de la République suscite une légère hausse de confiance entre février et avril, passant de 33 % à 36 %.
La science malade de la politique
La confiance placée en France dans les sources d’information sur la situation sanitaire passe ainsi de 91 % lorsqu’il s’agit des médecins à 68 % lorsqu’il s’agit des experts scientifiques qui conseillent le gouvernement puis à 42 % lorsqu’il s’agit du seul gouvernement.
Les comparaisons sont assez impitoyables sur ce dernier point car la confiance dans le gouvernement est de 67 % en Allemagne et de 71 % au Royaume-Uni.
Nous observons également que la proportion d’enquêtés ayant confiance (en cumulant les réponses « tout à fait confiance » et « plutôt confiance ») en France dans les statistiques relatives au nombre de cas infectés est de 43 % contre 59 % en Allemagne et 61 % au Royaume-Uni. Cette proportion passe à 48 % lorsqu’il s’agit du nombre de décès contre 63 % en Allemagne et 64 % au Royaume-Uni. Et elle tombe à 30 % lorsqu’il est question du nombre de masques disponibles contre 41 % en Allemagne et 49 % au Royaume-Uni.
La crise sanitaire n’a pas suscité une vague de confiance spontanée dans les activités scientifiques qui restent très dépendantes dans les représentations sociales du poids que le populisme a pu prendre dans le paysage politique.
L’avenir d’une « politique rationnelle » tournée vers une économie préservant l’environnement ou vers un libéralisme contrôlé et assujetti à des intérêts communs plus importants comme la santé publique et privée, reste donc prisonnier du malaise démocratique, plus fort en France qu’ailleurs. La Fontaine, écrivait que « les animaux sont malades de la peste ». Ne peut-on se demander, en paraphrasant le poète, si la science en France n’est pas malade de la politique ?
Luc Rouban, Directeur de recherche CNRS, Sciences Po – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Image par Ahmad Ardity de Pixabay