Des pistes cyclables éphémères, des places de stationnement réquisitionnées pour élargir le trottoir, des bandes de scotch dans les supermarchés pour faire respecter les distances de sécurité… Tous ces exemples relèvent de ce que l’on appelle l’urbanisme tactique, qui a fait depuis quelques jours son entrée dans le débat public français, essentiellement autour de la question du vélo.
Ce concept originaire des États-Unis consiste donc à mettre en place, selon une définition d’urbanistes canadiens, « des aménagements temporaires qui utilisent du mobilier facile à installer (et à désinstaller) pour démontrer les changements possibles à l’aménagement d’une rue, d’une intersection ou d’un espace public. On peut ainsi montrer comment l’aménagement peut influencer le comportement des usagers. »
En somme, l’urbanisme tactique est une autre façon de concevoir la ville afin d’adapter au mieux l’espace aux besoins des habitants, et ce rapidement. Or le confinement redessine brutalement ces besoins, et l’expérience des sorties en cette période révèle combien les villes ne sont pas pensées pour les habitants mais essentiellement pour les voitures. Les espaces dédiés aux piétons sont si restreints en temps normal qu’aujourd’hui les gens s’y retrouvent spontanément, créant des attroupements qui poussent les autorités à fermer parcs et espaces verts.
Pour les dernières semaines en quarantaine, mais plus encore pour la période de déconfinement qui va suivre, s’inspirer de cette méthode permettra d’intégrer à la ville les exigences de distanciation sociale.
Covid-19 et aménagements temporaires
Face à la crise sanitaire, les stratégies dérivées de l’urbanisme tactique apportent précisément des réponses aux problématiques de la pandémie qui confine plus de 3 milliards de personnes dans le monde.
Si en France la réflexion politique se penche tardivement sur le sujet, des villes partout dans le monde ont mis en place des mesures de ce type il y a déjà plusieurs semaines : elles ont admis que la population pouvait avoir des besoins et ont choisi de profiter du vide laissé par les voitures. Dès le début de la crise, certains pays ont notamment agrandi leur réseau de pistes cyclables par des aménagements facilement réversibles.
Ainsi, dès le 23 mars, la ville de Bogotá a déployé progressivement 22 puis 117 km de pistes cyclables temporaires, avant de redescendre à 76 km puis à 35, pour s’adapter aux besoins réels – c’est l’intérêt de cette stratégie : des infrastructures modifiables ou démontables du jour au lendemain. La capitale colombienne s’est appuyée sur son expérience en la matière, puisqu’elle déploie depuis plusieurs années déjà des pistes temporaires chaque dimanche.
À New York, l’installation de ces nouveaux espaces a été plus laborieuse, la métropole ayant tout à commencer de zéro, et le résultat n’est pas très satisfaisant, seuls quelques kilomètres ayant été équipés.
Quant à la Nouvelle-Zélande, elle a même lancé un appel à projets pour les villes : jusqu’à 50 millions d’euros pourront être mobilisés afin d’expérimenter un espace public post-Covid-19.
Ce type d’expériences est traditionnellement bien développé en Amérique du Nord, mais peu en Europe et encore moins en France. Ici, nous privilégions, à cette culture un peu « bricolée » mais très agile, une approche techno ou bureaucratique : des projets longs, censés être réussis du premier coup.
Les villes françaises se lancent (tardivement)
Peu étonnant donc que la France ait choisi dans un premier temps de restreindre les usages en fermant les parcs et en limitant l’activité physique. Depuis la mi-avril toutefois, on assiste à une inflexion des collectivités françaises.
Les élus prennent conscience qu’à la fin du confinement, la mobilité ne pourra pas revenir brutalement à la normale : les transports en commun seront probablement boudés (et limités) et la voiture demeure source de pollution et de congestion. En ville, la marche et le vélo doivent donc être les formes de mobilités individuelles dominantes à l’heure du déconfinement. C’est d’ailleurs la meilleure façon de permettre à un grand nombre de personnes de se déplacer dans un espace restreint.
Pour rappel, sur une largeur de voirie donnée, on fait circuler environ 6 fois plus de vélos que de voitures. Lors du séminaire consacré au sujet le 22 avril, l’intervenante de la ville de Paris rappelait que « si seulement 5 % des voyageurs de la ligne 13 du métro prenaient leur voiture, il faudrait 4 files automobiles supplémentaires ». On oublie généralement l’efficacité considérable de l’offre collective et les services rendus par les utilisateurs de transport souterrain à ceux en surface.
Et les collectivités commencent à anticiper cette nouvelle phase.
Montpellier a été en France pionnière en la matière. Son maire Philippe Saurel a annoncé le 13 avril son intention de mettre en place des aménagements temporaires pour le vélo. Le lendemain, la ville de Paris par la voix de son maire-adjoint aux transports et à l’espace public Christophe Najdovski dévoilait une stratégie similaire pour la capitale. Au total, une quinzaine de collectivités se sont désormais engagées dans cette voie, parmi lesquelles Grenoble, Rennes, Lyon, Montreuil, Lille ou encore la Région Île-de-France.
Rien de concret à ce jour, mais ces annonces sont encourageantes. Il faudra toutefois être vigilant sur les réalisations : pour certains maires, cela risque de rester un simple « coup de com » en pleine période électorale. Les exemples étrangers nous montrent que les annonces ambitieuses ne sont pas toujours suivies d’effet, comme l’ont montré les villes de Mexico et de New York. Espérons toutefois que ces promesses servent au moins de puissant accélérateur aux réseaux d’itinéraires vélo dans les cartons des collectivités et pour l’instant prévues à un horizon d’une dizaine d’années.
Gare par ailleurs à ne pas limiter les efforts à la seule mise en place de pistes cyclables. D’autres initiatives sont à envisager pour une stratégie de mobilité adaptée au déconfinement.
Trottoirs élargis, l’autre enjeu du déconfinement
Le débat sur les aménagements à mettre en place pour le déconfinement s’est focalisé sur la pratique du vélo mais il ne doit pas éclipser celui qui est généralement le grand oublié des politiques de mobilité : le piéton.
Avec les règles de distanciation, nous devons tous faire attention à ce qui se trouve dans un rayon d’1 mètre autour de nous. Comme si chacun de nous était plus volumineux. Dans ce contexte, les trottoirs nous apparaissent de manière flagrante tels qu’ils sont : minuscules.
Le trottoir est en outre devenu, avec les règles en cours, la salle d’attente des magasins et supermarchés de nos villes. Le commerce local ayant déjà beaucoup souffert pendant le confinement, il sera primordial de redonner confiance aux consommateurs et de les inciter à acheter dans le petit commerce à proximité de chez eux (plutôt que via le commerce en ligne…). Cela signifie qu’il faudrait « élargir » le trottoir devant les entrées de magasin en neutralisant quelques places de stationnement.
Il semble nécessaire que toutes les villes adoptent des mesures spécifiques aux piétons d’ici au déconfinement. Parmi celles-ci, la fermeture au trafic automobile des rues aux abords des écoles aux heures d’entrées et sorties, ou encore la piétonnisation des rues commerçantes aux heures d’affluence, comme l’a déjà annoncé la ville de Lille.
Enfin, le débat sur les mesures à prendre pour la mobilité post-confinement ne peut occulter la question de la limitation de vitesse. Cette dernière décourage beaucoup de potentiels cyclistes de se déplacer à vélo, et canalise les flux de piétons sur ces bandes étroites que l’on appelle trottoirs.
Abaisser temporairement la limitation de vitesse à 30km/h en ville, voire à 20 km/h dans les lieux qui concentrent le plus de piétons et cyclistes, permettrait assurément une meilleure cohabitation et un meilleur respect de la distanciation. C’est d’ailleurs ce que vient d’annoncer la ville de Bruxelles : la vitesse sera limitée à 20 km/h dans le centre-ville élargi (dit Pentagone, d’une superficie de 4 km2 environ). Ce quartier deviendra une « zone de rencontre », les piétons pourront ainsi descendre sur la chaussée et seront partout prioritaires sur les véhicules.
Un laboratoire pour plus tard
Au-delà de l’aspect purement pratique et temporaire qu’ils revêtent dans la situation actuelle, ces installations provisoires permettront de tester une organisation nouvelle de la ville. S’ils fonctionnent, ils pourront dans un second temps être pérennisés.
C’est ainsi que Times Square a été piétonnisé en 2010. L’adjointe en charge des transports à la mairie de New York en rêvait, afin de décongestionner cet espace saturé de voitures. À l’été 2009, elle opère un premier test en y installant des chaises de plage et des barrières. Face à l’engouement du public, elle se bat pour interdire définitivement l’accès aux automobiles et obtient gain de cause l’année suivante, après avoir prouvé que la mesure n’aurait aucun effet sur les bouchons dans le quartier.
La ville de Bogotá, déjà, étudie la possibilité de rendre permanentes les voies cyclables installées à l’occasion du confinement, et même d’étendre le réseau.
Une fois que la France aura mis en place ces mesures d’urgence, elle pourra à son tour s’interroger sur leur pérennisation, et notamment sur la manière de transformer dans les meilleures conditions les aménagements temporaires en infrastructures permanentes.
En revanche, contrairement à l’argent magique qui peut bien apparaître en période de crise comme l’histoire nous l’a montré, il n’y a pas d’espace urbain magique. Mettre en place cette stratégie pour dynamiser l’usage du vélo et permettre la distanciation pour les piétons nécessitera de faire des choix sur ce que nous voulons faire collectivement de notre espace commun : préserver le statu quo en conservant l’hégémonie spatiale actuelle de la voiture ou oser s’y attaquer afin de faire de la place pour la marche à pied et le vélo.
Mathieu Chassignet, Ingénieur mobilité, qualité de l’air et transition numérique, Ademe (Agence de la transition écologique) et Eric Vidalenc, Chef de projet Prospective à l’Ademe et conseiller scientifique de Futuribles., Ademe (Agence de la transition écologique)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.