Comme chaque année, les grands magasins parisiens ont dévoilé leurs vitrines de Noël. Le Bon marché rive Gauche, La Samaritaine, le BHV Marais ou les Galeries Lafayette et le Printemps Haussmann rivalisent d’inventivité pour attirer le regard des chalands. Entre spectacle populaire et spectacularisation de la marchandise, retour sur les origines et les enjeux d’une pratique enracinée dans la culture commerciale parisienne du XIXe siècle.
Les somptueuses vitrines de Noël des grands magasins parisiens sont l’un des héritages les plus spectaculaires de la culture marchande qui prend son essor au XIXe siècle. Le dispositif même de la vitrine est une innovation du temps : à la fin du XVIIIe siècle, le développement de la technique du verre plat autorise la réalisation de grandes surfaces vitrées, caractéristiques de l’architecture de l’ère industrielle. Avant les grands magasins – qui n’apparaissent que dans la seconde partie du XIXe siècle –, les passages et les « magasins de nouveautés » en font un usage commercial. Dès les années 1830, Balzac insiste sur la séduction visuelle exercée par les « poèmes commerciaux » que constituent les devantures de magasins, fenêtres ouvertes sur une profusion savamment orchestrée de belles marchandises. Sous la monarchie de Juillet, l’écrivain décrit dans plusieurs de ses œuvres les débuts de l’essor d’une société capitaliste et marchande dont nous sommes aujourd’hui très familiers.
Un spectacle familial
Les dispositifs de la vitrine et de l’étalage déployés dans le Paris du XIXe siècle signalent un nouveau rapport non seulement à la clientèle, mais aussi à l’espace de la rue. Auparavant, comptoirs et étals ne permettaient pas au regard du chaland d’embrasser si directement les produits de la boutique. Cette spécificité explique l’attrait que les vitrines exercent en particulier sur les enfants, dont la petite taille n’est plus un frein à la contemplation des objets. Les vitrines de Noël actuellement présentées au Bon marché et au Printemps Haussmann, par exemple, n’oublient pas leurs petits clients : d’étroites estrades leur sont réservées afin qu’ils puissent se repaître du spectacle sans être gênés par les adultes. Cette attention n’est pas un détail ; elle s’inscrit dans une politique de longue date des grands magasins en direction d’une cible commerciale privilégiée. Dans Au Bonheur des dames, son célèbre roman sur le grand commerce inspiré par le Bon marché, Émile Zola insiste longuement sur les ballons de caoutchouc rouge siglés du nom du grand magasin emmenés par de petites mains dans tout Paris. Les nombreuses cartes chromolithographiées et jouets conservés dans les collections du Musée des arts décoratifs de Paris témoignent de ces cadeaux commerciaux, qui visent à fidéliser la clientèle. https://www.youtube.com/embed/s5Ith6f_el4?wmode=transparent&start=0
Les vitrines de Noël sont encore aujourd’hui un spectacle familial : peluches et automates au Bon marché, poupées au Printemps Haussmann, lutins au BHV Marais… le tout dans une ambiance lumineuse et sonore empruntant souvent ses codes au monde du cirque. S’y ajoute, et ce n’est là non plus pas un détail, le mouvement hypnotisant des marionnettes et des automates. Si l’utilisation d’automates comme enseignes remonte au XIXe siècle, le mouvement et la lumière sont plus spécifiquement des apports du XXᵉ siècle : la mode des vitrines de Noël en tant que telles est une initiative du Bon marché, bientôt imité par ses concurrents, à partir de 1909. Associées aux vitrines, ces animations créent un « effet d’écran » auquel notre attention contemporaine, familières des dispositifs audiovisuels produits massivement à partir de la seconde moitié du XXe siècle, est particulièrement sensible. Ces vitrines sont plus que de simples vitrines : elles sont de petits théâtres enchâssés dans de vastes caissons aménagés dans la façade du magasin, dont elles sont indissociables.
Un symbole du capitalisme
Un autre aspect marquant des vitrines de Noël actuelles sont leurs constantes références, dans leurs décors, à l’architecture de leur bâtiment hôte. Dès leur création dans les années 1850, les grands magasins font de leurs vastes structures de verre et de métal, inspirées des halles et des Expositions universelles, un signe identitaire fort. Affiches et imprimés commerciaux répètent l’architecture monumentale – d’ailleurs souvent exagérée – de ces palais commerciaux, conçus pour impressionner la clientèle. Les grands magasins contribuent ainsi à la physionomie du « Paris extraverti » né de la révolution urbaine conduite par le baron Haussmann sous le Second Empire.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris est remodelé autour de grandes voies destinées à assainir la ville et à faciliter la circulation. Les historiens soulignent aujourd’hui les conséquences sociales de ce réaménagement, qui déloge les classes les plus populaires du centre de Paris. Tout comme le Paris haussmannien, les grands magasins s’adressent avant tout aux classes les plus aisées. La vitrine dévoile alors une symbolique ambiguë. Si sa transparence offre un spectacle gratuit aux chalands, sa matérialité les sépare physiquement des produits, protégés par leur écran de verre. Comme le remarque la philosophe Jeanne Guien :
« Malgré l’entrée libre, la possibilité de se faire présenter les articles, de pouvoir tout sortir sans avoir à s’engager ni à marchander, faire travailler autrui et se donner le choix restaient des promesses adressées aux classes dominantes. »
Difficile de ne pas songer aux vers de Baudelaire qui fait dire à un petit garçon contemplant les ors d’un café à la mode dans « Les yeux des pauvres » (Le Spleen de Paris, 1869) :
« Que c’est beau ! que c’est beau ! mais c’est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous. »
Les vitrines actuelles des Galeries Lafayette Haussmann offrent un exemple frappant de ce contraste. Lorsque l’on parvient à se frayer un passage au plus près de la spectaculaire vitrine Baccarat, devant laquelle se massent familles, touristes et badauds éblouis par les lustres de la célèbre cristallerie, on peut remarquer, en bas à droite, un panonceau détaillant les prix des étincelants objets exposés : 59 500 euros le lustre « Solstice », 950 euros la gamelle pour chien « Louxor ». Sur la vitrine ou sur ses abords sont également précisés les étages du magasin où trouver ces produits : invitation à entrer, la vitrine joue pleinement son rôle d’interface entre extérieur et intérieur.
Ces indications viennent rappeler l’ambition commerciale de ces opérations, dans un système qui porte à son paroxysme le fétichisme de la marchandise tel que théorisé par le marxisme : derrière un visage riant convoquant un imaginaire traditionnel rassurant (guirlandes, lutins, décors verts et rouges, univers enfantin, etc.), la « féérie » commerciale de Noël occulte les conditions de production des objets et attise le désir de consommation. La vitrine est d’emblée un dispositif éthiquement et politiquement problématique. Jeanne Guien rapporte d’ailleurs qu’à la fin du XIXe siècle, les coopératives ouvrières privilégiaient les « carreaux brouillés », opacifiant leurs fenêtres à l’aide d’une couche de peinture blanche. Elles manifestaient ainsi leur résistance symbolique aux dispositifs capitalistes misant sur la transparence de la vitrine et la valorisation du produit.
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Le dispositif apparemment anodin et inoffensif de la vitrine de Noël est donc riche d’ambiguïtés. Cette tradition tient finalement autant à la saisonnalité commerciale qu’à la volonté des grands magasins d’entretenir leur patrimoine historique et symbolique : leur rapport à la clientèle, à la rue parisienne, à leur architecture, à leur image de marque. Ce mélange entre tradition et modernité, entre spectacle et art populaire – certains convoquent des artistes pour leurs vitrines – participent sans doute à la fascination durable qu’elles exercent sur le passant.
Certains y verront l’étalage vulgaire d’une société de consommation décomplexée ; d’autres apprécieront les efforts des artistes, graphistes, décorateurs et artisans convoqués. À chacun de décider s’il souhaite voir dans ces dispositifs un « poème commercial » à la Balzac ou une « plaie de la civilisation moderne », selon l’expression de l’historien de l’art Louis Réau à propos du « vandalisme publicitaire ».
Sans aller jusque-là, peut-être peut-on prendre ces vitrines pour ce qu’elles sont : des objets culturels à apprécier au cas par cas, en connaissance de cause, au gré de ses déambulations urbaines. L’autrice de cet article a par exemple particulièrement apprécié les vitrines de Noël du Bon marché : dans les quatre principales saynètes, pas de produits ni de prix affichés, mais d’amusantes peluches animant un efficace décor graphique conçu comme un hommage à Paris. Le grand magasin historique de la rive gauche – fondé en 1838 – reste fidèle à l’un des éléments qui a fait son succès à travers ce « cadeau » offert aux petits et grands passants de la rue de Sèvres, égayant momentanément la monotonie du paysage urbain.
Anne-Sophie Aguilar, Maître de conférences en histoire de l’art contemporain, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.