En France, la prostitution en milieu rural est largement invisibilisée, reléguée aux marges des débats politiques et de société, comme s’il s’agissait d’un phénomène parfaitement urbain. Pourtant elle est bien présente dans les campagnes. Deux sociologues ont enquêté en Nouvelle-Aquitaine. Des témoignages de jeunes précaires et de femmes prostituées par leurs compagnons montrent la détresse et l’isolement des victimes. Une action volontariste de l’État apparaît indispensable pour briser la loi du silence.


Les travaux se centrant sur la prostitution et la pédoprostitution en milieu rural sont rares et difficiles à mener. La dispersion géographique, mêlée avec une interconnaissance forte et le phénomène « de ragots » isole particulièrement les personnes en situation de prostitution et notamment les mineurs. La peur de la stigmatisation pousse au silence.

Cet article propose de revenir sur le phénomène à partir de deux enquêtes menées dans la région Nouvelle-Aquitaine : la première porte sur la précarité chez les jeunes en milieu rural de septembre 2017 à septembre 2021 et la seconde sur les féminicides en milieu rural menée de janvier à septembre 2022.

Nous avons rencontré une centaine de jeunes, dont 6 en situation de prostitution. Ces jeunes ruraux sans diplôme en situation de grande précarité ont exposé des récits de michetonnage (échange d’un acte sexuel contre un bien) ou de (pédo) prostitution. Par ailleurs, nos travaux nous ont conduits à des entretiens avec plus de 100 personnes victimes ou témoins de violences sexistes et sexuelles, et plus de 2000 réponses par questionnaire, dont un certain nombre de femmes victimes de violences conjugales et contraintes à la prostitution.

Prostituées par leur conjoint

L’enquête portant sur les femmes victimes de violences a permis de constater l’importance de la prostitution de femmes par leurs conjoints violents au sein de leur domicile. Dans le cas de ces femmes, la prostitution rentre dans un continuum des violences sexuelles, psychologiques, et/ou physiques perpétrées par leur compagnon.

Une part des femmes interrogées, victimes de violences économiques, mentionne ce contrôle coercitif pour justifier la prostitution par leur conjoint, dans des attaques caractérisées à l’estime de soi :

« On n’a pas assez d’argent car tu n’es pas foutue de gérer un budget » ou encore « Pour une fois, ton gros cul va servir à quelque chose ».

Par ailleurs, nombre de femmes victimes de violences présentaient une addiction à l’alcool ou aux médicaments. L’addiction se révèle donc un important moyen de pression pour prostituer sa compagne.

Lors de l’enquête dédiée aux violences faites aux femmes en situation de handicap, une personne vivant en milieu rural nous a livré son ancien calvaire. Elle était enfermée à clé dans la chambre sans alcool et avait droit à sa bouteille de whisky qu’une fois le nombre de passes jugé suffisant atteint.

Lorsque les séances de prostitution étaient terminées, son compagnon la rouait de coups au sol en la traitant « de sac à foutre », de « pauvre merde », de « déchet ».

Violences incestueuses et pédophiles

Ces témoignages peuvent être complétés par notre seconde enquête auprès d’une centaine de jeunes précaires de Nouvelle-Aquitaine. Leurs témoignages mettent en exergue la présence massive de violences sexuelles. Un tiers des jeunes femmes ont avoué avoir été victimes de violences sexuelles dont l’écrasante majorité fut incestueuse et pédophile. D’autres types de violences étaient également présentes, notamment une jeune femme prostituée durant un an par sa grande sœur :

« Pour faire simple, ma sœur m’a prostituée sur des réseaux et des sites de camgirls et d’escorts, et cetera, et vu que les derniers temps ça marchait beaucoup moins, j’ai eu le droit à des violences ».

La sœur hébergeait la jeune femme en « échange » de ces pratiques dont elle gardait le bénéfice.

Une solution à la précarité

Les récits de prostitution et de pédoprostitution collectés dans les enquêtes présentées répondent avant tout à des logiques de débrouille ; à un besoin concret plus qu’à une « carrière » professionnelle. Dans certains cas, il peut s’agir de michetonnage : une fellation contre un plein d’essence ou contre un nouveau jean par exemple.

Si la pauvreté dans les territoires ruraux connaît une intensité toute particulière, de telles pratiques peuvent être une réponse directe à des besoins souvent immédiats. L’exemple de la fellation contre un plein d’essence était une pratique récurrente qui permettait à une jeune femme de se déplacer pour travailler. La prostitution apparaît comme une solution à la précarité.

La prostitution de mineures (majeures lorsqu’elles racontaient les faits) répond à des logiques similaires. L’une d’entre elles expliquait utiliser l’application Coco, tristement célèbre depuis le procès des viols de Mazan, permettant de géolocaliser une discussion en utilisant l’âge, le genre et un pseudonyme :

« C’est super simple en fait. Y’a toujours des mecs. » La jeune femme expliquait qu’aujourd’hui majeure, elle se faisait passer pour une mineure (voire une mineure sexuelle) sur ce site, lorsqu’elle avait besoin de combler les fins de mois : « Tu gagnes plus et c’est moins prise de tête ».

L’hypersexualisation des jeunes filles fait système avec les pulsions pédophiles et permet de faire payer plus cher l’acte sexuel (du fait de son caractère illégal). Elle permet de s’assurer le silence du client qui, en dévoilant l’acte, devrait admettre sa pédophilie active, dans un contexte, où cette dernière n’est plus socialement admise.

Cette prostitution en ligne, de plus en plus usitée par les étudiantes précaires reste proche d’un « effet-Zahia »,qui était « l’escorte » de certaines célébrités, montrant une glamourisation de ces pratiques. Internet apparaît donc comme un facilitateur de l’activité prostitutionnelle en milieu rural – parfois avec le développement de réseau de copines qui s’échangent des conseils pour se prostituer. Les jeunes femmes apparaissent comme étant plus vulnérables dans les risques d’exposition à ce type de violences.

Ces actes, envisagés comme une logique de débrouille, ne sont presque jamais perçus comme de la prostitution, mais bien comme une tentative d’améliorer sa condition. La prostitution, qui « n’apparaît pas comme forcée » est difficile à nommer. Cependant, ne pas nommer, ne signifie aucunement ne pas en être affecté, car la marchandisation de son corps peut engendrer de nombreux traumatismes.

Comment agir ?

La prostitution et la pédoprostitution en milieu rural sont des réalités cachées et ignorées. Les risques sont pourtant nombreux et laissent une part importante de la population vulnérable à la violence et l’exploitation sexuelle. Pour lutter contre ceux-ci, il est essentiel de repenser l’accompagnement et les politiques publiques.

Face aux mineurs qui se prostituent, les professionnels expriment aujourd’hui leur sentiment d’impuissance car ils peinent à apporter une réponse adéquate. Mais pour cela, encore faudrait-il aller à la rencontre des personnes, souvent invisibilisées.

Par ailleurs, pour les femmes victimes de violences comme pour les mineurs précaires, une perspective d’autonomie financière apparaît comme le préalable indispensable à la « déprostitution ». Pour cela, il faut une volonté politique forte, des moyens adaptés, une approche inclusive, basée sur l’écoute, le soutien et la prévention, afin de briser la loi du silence.

Clément Reversé, Sociologie de la jeunesse, sociologie des espaces ruraux, Université de Bordeaux et Johanna Dagorn, Sociologue, Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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