En France, l’immense majorité des viols sont commis par un partenaire intime ou par un proche. La chercheuse Alexane Guérin a enquêté sur ce qu’elle définit comme des « viols ordinaires », particulièrement difficiles à nommer et à dénoncer parce qu’ils s’inscrivent dans le cadre banal de relations amoureuses ou amicales.


Elles ont cherché les mots justes sur ce qui leur est arrivé. Elles repassent le film en boucle. Mais parce qu’il n’est pas question d’une ruelle sombre, d’un inconnu, d’une menace au couteau, le mot « viol » n’a rien d’évident. Dans ce scénario, elles passent un bon moment avec un ami, un amoureux ou un amant, chez elles ou chez lui, jusqu’à ce que celui-ci les contraigne à avoir un rapport sexuel. Elles n’en ont pas envie, et chacune à leur manière, elles manifestent leur refus. Malgré ça, il va jusqu’au bout, se rhabille et part, comme si de rien n’était. Elles le reverront dès le lendemain ou dans les semaines à venir, parce qu’il fait partie du groupe d’amis, parce qu’il fréquente la même université, parce que c’est leur colocataire. La vie ordinaire reprend son cours.

À rebours de la mythologie du viol, qui fait de ce crime un événement extraordinaire commis par un étranger déviant, nous savons que dans 91 % des cas de violences sexuelles, les femmes connaissent les agresseurs. Cela met en lumière un fait dérangeant : l’intimité est un espace constitué de rapports de force, au sein duquel le consentement peut être l’objet de marchandage, de pressions, de luttes. En parallèle, le lien d’amitié, d’amour ou de séduction qui lie les individus invisibilise les potentiels viols qui se produisent au sein de ces relations.

Nommer ces violences est une étape nécessaire pour les dénoncer. Ce fut la stratégie des féministes nord-américaines dans les années 1980, qui ont forgé l’expression de « date rape » pour attirer l’attention sur les viols (« rape ») commis par des étudiants sur les campus lors de soirées festives ou de rendez-vous amoureux (« date » en anglais).

Dans le sillage de ce concept, j’ai proposé celui de « viol ordinaire pour désigner un acte sexuel contraint qui s’inscrit dans un quotidien, dans l’intimité, avec un partenaire sexuel potentiel. L’expression « viol ordinaire » ne vise pas à banaliser ces viols ni leurs conséquences mais à constituer une ressource à même d’identifier ces expériences afin de mieux les analyser.

La friction des imaginaires sociaux

« Les gens, quand ils pensent à un viol, ils pensent à un truc hyper violent, par un inconnu. Moi je m’entendais très bien avec lui, le truc qui se passait c’était horrible mais après, tout allait bien. C’était vraiment inscrit dans un quotidien. »

Ces propos de Déborah, l’une des victimes dont j’ai recueilli le témoignage, donnent à voir la friction entre deux imaginaires sociaux des viols : un imaginaire conservateur, qui reste dominant, composé de représentations stéréotypées préjudiciables, et un imaginaire alternatif, plus proche de la réalité statistique, diffusé massivement depuis le mouvement #MeToo.

Les situations de viol peuvent être analysées comme des scénarios, c’est-à-dire comme des séquences narratives qui mettent en scène des protagonistes, un contexte, une intrigue. L’« ordinaire » renvoie ainsi à la forme de vie partagée entre les deux protagonistes : à leur proximité, à leur potentielle intimité et au contexte quotidien dans lequel le viol est commis.

Or, ces éléments (quotidienneté, proximité, intimité) concordent pour que le scénario soit interprété comme un rapport sexuel consenti. Cet imaginaire social institue ce qui est de l’ordre du vraisemblable et ce qui ne l’est pas : les scénarios de viol crédibles, et ceux qui ne le sont pas.

« Ceci n’est pas un viol »

Considérons le scénario suivant :

Romane se rend à une fête étudiante organisée dans la maison d’un ami. À 4h du matin, alors qu’elle cherche un endroit où dormir, l’un de ses amis, Thibault, la suit dans une chambre. Il l’embrasse, elle lui manifeste son refus verbalement, mais il insiste et lui impose un rapport sexuel. Elle s’endort à côté de lui.

Face à ce scénario, quatre mythes sur le viol peuvent faire lire cette scène comme un rapport sexuel consenti, alors qu’il ne l’est pas :

1) Romane l’a embrassé, éprouve du désir pour cet homme, consent donc à ce rapport sexuel.

2) Son ami n’a usé ni de violence physique ni de menace pour arriver à ses fins, le rapport sexuel est donc consenti.

3) Thibault est un homme ordinaire, qui a une vie sociale, sexuelle, étudiante, il n’a pas pu avoir l’intention de violer son amie.

4) Si Romane avait subi un viol, elle aurait appelé à l’aide, se serait enfuie, aurait alerté la police dès que possible.

Ces mythes visent le consentement sexuel (dont l’absence ne se déduirait que de l’usage de la violence ou de la menace), la personnalité de l’homme en question (qui doit afficher les stigmates du pervers et du déviant), et le comportement de la victime (qui doit réagir de manière idéale pour se sortir d’une situation de danger). Ils font de cette situation un scénario de viol inaudible.

Ces mythes sont par ailleurs entretenus par le droit pénal français qui ne définit pas le viol à partir de la notion de consentement : le défaut de consentement est déduit des agissements de l’auteur et de son intention criminelle.

Les scénarios de viol ordinaire subissent un déficit de crédibilité qui porte préjudice aux victimes lorsqu’elles en parlent, mais également quand elles cherchent à nommer ce qu’elles ont subi.

De la difficulté d’utiliser le mot « viol » pour la victime

« Je pense que je m’en suis rendu compte trois ans après. À chaque fois que j’y pensais je me disais « mais non, impossible ». Donc ça a pris du temps. »

Comme en témoigne Anouk, nommer ce qu’il s’est passé peut s’apparenter à un long processus, qui peut aller de quelques jours à plusieurs années. La qualification du viol par les premières concernées relève d’un travail de traduction : il s’agit de trouver le mot juste à poser sur l’expérience considérée comme problématique. Nommer ce qu’on a subi « viol », « agression sexuelle », « violence sexuelle » n’est pas un acte spontané.

C’est ce qu’explique Jade :

« J’ai mis du temps à me le formuler, le fait que ce rapport sexuel, ma première fois, je ne le voulais pas du tout en fait. Et encore maintenant, je ne dis jamais directement « j’ai été violée » ».

Parmi les obstacles à la qualification, le « sentiment d’illégitimité » est particulièrement prégnant dans leurs récits, et rend indicible ce qu’elles ont subi. Trois sources d’« illégitimité » peuvent être identifiées : la relation de désir, de séduction ou d’amour qui a eu lieu ; leur réaction et comportement pendant le viol ; le fait que le violeur ait été un partenaire sexuel.

C’est ce dont témoignent Maud et Jade :

« J’avais tellement le cliché du viol en tête, « il faut que tu te débattes, que tu hurles, que tu le griffes », où moi je m’étais tellement retrouvée la tête dans le coussin, 85 kilos sur mon dos, un peu tenue […] Mais je peine encore à le qualifier de « viol », ou je me dis « mais c’est bizarre quand même, est – ce que ton mec peut te violer ? » »

« C’est quand même moi qui suis allée le chercher dans un premier temps en fait […] C’est ce qui est constamment présent dans ma quête de légitimité c’est « ouais mais je l’aimais », « ouais mais j’étais consentante sur certains trucs » ».

L’analyse des situations de viols ordinaires, à travers les récits des victimes, permet de renouveler nos représentations du consentement sexuel. Celui-ci ne peut être déduit ni du désir éprouvé généralement pour l’homme en question ou d’une promesse qui lui est faite, ni d’une capitulation sous la pression ou encore d’actes sexuels consentis en amont ou en aval.

Le consentement sexuel se joue et se rejoue à l’instant T de l’activité sexuelle, peut être retiré à tout moment : il est le fruit d’une « conversation érotique », comme l’exprime la philosophe Manon Garcia. https://www.youtube.com/embed/6gQORo2qIdM?wmode=transparent&start=0

Cachez ce viol que je ne saurais voir

Pourquoi les scénarios de viols ordinaires demeurent inaudibles malgré leur prépondérance statistique, des décennies de recherches et de mobilisations féministes ?

La reconnaissance des viols ordinaires est très coûteuse socialement, parce qu’elle remet radicalement en cause l’idée que l’intimité serait une sphère harmonieuse. Elle nous contraint à admettre la possibilité que des personnes de notre entourage, des amis proches, des membres de notre famille, des collègues peuvent commettre des viols, ou que nous-mêmes pourrions forcer le consentement de notre partenaire.

Elle remet également en cause le fonctionnement de notre système pénal, selon lequel ce crime est commis par des individus dont la dangerosité est évaluée par des expertises psychiatriques. Les fondements même de ce qui constitue un « danger » pour les femmes ou de ce que signifie la « sécurité » sont ébranlés. Plus généralement, elle bouleverse nos manières de percevoir les frontières de la sexualité et de la violence.

Ces mythes persistent parce qu’ils rendent notre interprétation du monde social plus confortable, en nous évitant de repenser et de transformer nos institutions et nos comportements. Ne pas appréhender les viols ordinaires comme des viols, c’est empêcher les victimes d’accéder à des espaces de justice et de soin adaptés, en les réduisant au silence. https://www.youtube.com/embed/jOaukW_T_LQ?wmode=transparent&start=0

Alexane Guérin, Docteure en science politique, associée au Centre de Recherches Internationales (CERI), Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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