C’est devenu un leitmotiv asséné comme une évidence : le travail coûte trop cher en France. Depuis les années 90, toutes les politiques publiques visent à réduire son coût. D’abord sur les bas salaires puis désormais jusqu’à 3,5 fois le SMIC. Une particularité française qui pourrait conduire à une impasse
Bruno Palier est directeur de recherche au CNRS, au Centre d’études européennes de politique comparée de Sciences Po. Il a coordonné le livre « Que sait-on du travail ? » qui fait le point sur l’état du travail en France. Il s’est penché notamment sur les politiques salariales de réduction des coûts.
D’où vient l’idée que le travail coûte trop cher en France ?
Bruno Palier : « Cela vient des années 80 et d’économistes qui affirmaient que le poids trop élevé du coût du travail en France était responsable du chômage. On était au début du marché unique, de l’OMC, on arrivait dans la globalisation. Ce qu’ils oubliaient de dire, c’est qu’affirmer que le travail est trop cher n’a de sens qu’en le mettant en parallèle avec ce que l’on produit.
En France, à l’époque, on produisait du milieu de gamme. Quand on est trop cher pour ce que l’on produit, il y a deux stratégies. On peut produire la même chose en diminuant les coûts du travail mais de plus en plus de pays dans le monde sont sur ce créneau. Et c’est pourtant celui que l’on a choisi. Les études montrent que cela peut avoir un impact dans un premier temps mais n’a pas permis de créer des emplois durables.
Mais d’autres pays comme l’Allemagne et les pays scandinaves ont fait le choix de monter en gamme. Les pays nordiques investissent dans la formation tout au long de la vie et dans les bonnes conditions de travail de tous les salariés. Ils protègent ainsi les secteurs sur lesquels ils sont concurrentiels. »
Quelle conséquences a eu cette politique d’exonération des cotisations sur les bas salaires ?
Bruno Palier : « Cela a créé beaucoup de trappes à bas salaires qui poussent les employeurs à embaucher des bas salaires. C’est la facilité : si vous recrutez au SMIC, vous avez plus d’aides qu’en donnant de bons salaires. Or pour avoir des salaires élevés, il faut innover, c’est la clé d’un capitalisme efficace. Les créations d’emplois dues aux allègements de cotisations sociales (73,8 milliards d’euros en 2021 rien que sur la Sécurité sociale) ont provoqué une substitution des travailleurs qualifiés par des travailleurs peu qualifiés. Elles jouent donc à l’encontre de la capacité à soutenir des secteurs et des emplois de qualité.
Lorsqu’on fait des coupes, c’est en priorité sur la R&D et sur l’innovation. C’est une peau de chagrin : on produit moins et moins bien et cela engendre plus de déficits. Avec des coûts de travail équivalents ou supérieurs, les Allemands ou les Suédois, qui ont su investir dans la qualification et la qualité des emplois, arrivent à produire et exporter des produits et services de meilleure qualité. On est dans un cercle vicieux : la qualité du travail se dégrade en France. Mais si on supprime les exonérations, les employeurs menacent de licencier. Le grand défi, c’est de réamorcer la pompe. »
Cela n’a vraiment aucune efficacité de réduire le coût du travail ?
Bruno Palier : « Les 40% de Français qui vivent entre 1 et 1,6 SMIC ont le sentiment d’avoir été floués. Tous ceux qui ont travaillé pendant la Covid-19 et n’ont pas eu de reconnaissance alors qu’ils ont porté la France à bout de bras. Le discours sur la valeur travail a été démonté par les faits.
La stratégie de baisse du coût du travail n’a pas empêché d’externaliser. On a abîmé le travail en mettant la pression sur les salariés. Les Français ressentent un malaise par rapport au travail : il y a deux fois plus d’accidents du travail en France, 17% en plus d’exposition à des produits dangereux, davantage de gens qui viennent travailler en étant malades par rapport à la moyenne européenne. De plus en plus de Français sont en difficulté au travail. »
Propos recueillis
par Jean Luc Eluard
Avec le soutien du ministère de la culture