Lire ses e-mails tout en ayant à l’esprit l’organisation du week-end et en écoutant son interlocuteur au téléphone, est-ce possible ? Bienvenue dans le soi-disant multitâche, que notre quotidien entretient avec le télétravail et l’essor de la technologie numérique à notre disposition. Nous pouvons avoir l’impression de faire deux choses en même temps, mais en réalité notre cerveau, inconsciemment, reporte très rapidement son attention d’une tâche à une autre. Après plus de 50 ans de travaux scientifiques, l’expression « charge mentale » s’est développée ces dernières années dans la vie courante et dans différents milieux professionnels. Mais ce concept pose encore de nombreuses questions, tant sur sa définition précise que sur la façon de l’étudier ou de la ménager au quotidien.

La charge mentale, appelée aussi charge de travail mental, correspondrait à une quantité de travail mental à déployer en un temps donné, et ayant potentiellement des conséquences sur l’individu, telles que de la fatigue accumulée ou des erreurs dans la réalisation des tâches. Prenons l’exemple de la pratique intensive d’une habileté manuelle, d’un examen difficile, de la conduite sur une autoroute très fréquentée ou de la recherche dans un affichage visuel encombré. Ces activités font appel à des processus perceptifs, cognitifs et/ou moteurs afin de produire un comportement flexible et adaptatif. L’engagement, le maintien et le contrôle de ces processus nécessitent différents niveaux d’effort mental selon les circonstances (activités de routine versus événement soudain). Parfois, cet effort mental massif conduit à ce que les scientifiques appellent une « surcharge cognitive » ou « surcharge mentale ».

Une définition universelle qui peine à émerger

Les chercheurs peinent encore à proposer une définition universelle qui traverse les disciplines qui s’intéressent à la charge mentale, comme la psychologie, le management et les sciences cognitives. Pour certains, la charge mentale correspond à la notion de capacité limitée de l’individu (« réservoir » de ressources attentionnelles) pour traiter l’information. Pour d’autres, elle fait référence à la gestion des ressources attentionnelles et se focalise sur les exigences de la tâche à réaliser. Parmi les très nombreuses définitions proposées dans la littérature, il en ressort que la charge mentale peut se définir comme la quantité d’effort investi par l’individu lors de la réalisation d’une tâche en fonction de ses ressources disponibles et des caractéristiques de la tâche.

En neurosciences, en psychologie cognitive et en ergonomie (la discipline scientifique qui s’intéresse à la relation entre l’être humain et son travail), l’étude de la charge mentale concerne notamment les applications dites « critiques pour la sécurité ». Il s’agit de domaines tels que l’automobile, l’aviation, le contrôle du trafic aérien, les vols spatiaux ou encore la défense. Dans les situations où le coût cognitif dépasse les ressources disponibles, la surcharge produite accentue les risques d’accident, en raison des difficultés de l’individu à détecter des anomalies techniques ou des signaux d’alerte. On parle dans ce cas de surdité attentionnelle. Cela peut être le cas par exemple pour un pilote d’avion lors d’un atterrissage ou de conditions météorologiques dégradées. Plus récemment, les études sur la charge mentale ont également suscité l’intérêt de la recherche dans les domaines des médias, de l’interaction humain-machine, de la formation médicale, du sport, et de la finance.

Si les études en laboratoire ont fait progresser notre connaissance des fonctions cérébrales au cours d’une tâche donnée, il est important d’évaluer les performances de l’individu et sa charge mentale dans des environnements de travail complexes rencontrés dans la vie quotidienne. C’est un des leitmotivs de la neuroergonomie, discipline datant de la fin du XXe siècle, qui vise à réaliser la synthèse entre les approches et les outils utilisés par les neurosciences et la démarche de terrain de l’ergonomie et de l’ingénierie. Basée sur une approche multidisciplinaire, la neuroergonomie est définie comme l’étude du cerveau humain en relation avec les performances au travail et dans la vie quotidienne. Citons par exemple la mesure de l’activité cérébrale chez des chirurgiens, pour qui l’augmentation de la charge mentale peut entraîner des erreurs et affecter négativement les performances.

Comment étudier la charge mentale ? Des réponses comportementales aux marqueurs neurophysiologiques

Tout comme il existe de nombreuses définitions possibles de la charge mentale, il existe de nombreuses façons de la mesurer. Aucun outil ou méthode ne peut donner une vision complète de la manière dont un individu réagit à une tâche. Des approches qui combinent les données de plusieurs capteurs ou mesures sont donc nécessaires, et peuvent être plus précises et fiables pour estimer en temps réel la charge mentale. C’est d’autant plus le cas dans des environnements changeants (fluctuations de l’éclairage, de la température…) ou des contextes nécessitant de s’adapter à la situation (malaises, incidents techniques…).

Des questionnaires autoévaluatifs de la charge mentale ressentie permettent de recueillir la perception des individus lors de la réalisation de la tâche. Par exemple, en incorporant une procédure d’évaluation multidimensionnelle, le questionnaire NASA-TLX permet d’obtenir un score global de la charge mentale au cours ou après la réalisation de la tâche. Il se base sur une moyenne pondérée des scores (de 0 à 100) de six sous-échelles subjectives. Ces échelles sont l’exigence mentale (niveau d’activité mentale), l’exigence physique (niveau d’activité physique), l’exigence temporelle (sensation de pression pour réussir à réaliser la tâche dans un délai donné), la performance (niveau d’exécution des objectifs de la tâche), l’effort (quantité d’efforts engagés) et la frustration (sensation d’insatisfaction pendant la réalisation de la tâche).

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L’analyse des performances lors de l’exécution d’une tâche unique peut aussi aider à estimer la charge mentale. Par exemple, des erreurs plus fréquentes ou une diminution de la vitesse de traitement de l’information peuvent indiquer une charge mentale plus élevée si les exigences de la tâche augmentent. Dans le cas d’une double tâche cognitivo-motrice (téléphoner en conduisant, s’orienter en se déplaçant à vélo ou à pied…), le partage des ressources ainsi créé peut conduire à une chute des performances comparativement à la réalisation séparée de chacune des deux tâches.

En complément, la neuroergonomie propose d’intégrer des mesures objectives pour évaluer la charge mentale à l’aide de plusieurs techniques ambulatoires dans des environnements qui varient au cours du temps (lieux de travail, salle de classe, salle d’opération, trafic…). Ainsi, l’analyse du suivi du regard par oculométrie peut fournir des informations sur la charge mentale en mesurant où un individu dirige son attention. Des mesures physiologiques, telles que la fréquence cardiaque et sa variabilité, l’activité électrodermale, et même l’imagerie cérébrale portable peuvent fournir des indicateurs neurophysiologiques spécifiques de la charge mentale.

Dans le cerveau, le cortex préfrontal est un témoin privilégié de la charge mentale

La charge mentale se manifeste notamment dans le cortex préfrontal, la zone du cerveau qui a connu le développement le plus important chez l’être humain ces derniers millions d’années. Cette partie de notre cerveau est très impliquée dans le contrôle cognitif, un mécanisme d’adaptation et de supervision du processus de prise de décision. Le contrôle cognitif intervient notamment dans la résolution de conflits, la détection d’erreurs ou l’inhibition, et vise à garantir un niveau de performance suffisant par rapport aux exigences de la tâche et aux événements imprévus, tout en maintenant un coût cognitif acceptable. Mesurer l’activation du cortex préfrontal, en observant à quel point il consomme de l’énergie, c’est-à-dire du glucose et de l’oxygène, peut renseigner sur la quantité des ressources mobilisées pour répondre aux demandes de la tâche. En effet, des tâches difficiles ou nécessitant une attention soutenue entraînent une activation plus prononcée du cortex préfrontal et des réseaux cérébraux associés.

C’est aussi le cas lors d’un effort physique exigeant réalisé dans des environnements complexes, comme une course à vélo dans un trafic dense, où chacun peut décider de s’engager différemment dans l’exercice après avoir évalué les coûts et les bénéfices. Dans cette situation de double tâche à la fois physique et cognitive, la décision dans le choix de la vitesse est cognitivement contrôlée, guidée probablement par une décision stratégique visant à maximiser les bénéfices par rapport aux coûts.

La gestion de la charge mentale

Dans des contextes exigeants, professionnels ou éducatifs, ou dans d’autres situations liées par exemple à la conduite, la charge mentale peut varier au fil du temps jusqu’à un trop-plein sous l’influence de différents facteurs externes et internes. Comment faire face à la multitude de facteurs auxquels nous devons porter attention ?

Plusieurs recommandations sur le plan individuel peuvent être exploitées. D’une part, il est souvent utile de dresser un aperçu de toutes les tâches à effectuer afin de les classer par ordre de priorité. Cela permet de construire une séquence de tâches à accomplir l’une après l’autre, et d’abandonner les tâches non essentielles afin de mieux valoriser le travail effectué. Chaque tâche doit correspondre à des objectifs spécifiques à court terme (vingtaine de minutes). Il est aussi important d’adapter les pauses à la tâche pour réguler efficacement la charge mentale et pour réduire les interruptions distractives. Il faut enfin toujours s’accorder un temps de récupération adéquat (lecture, sport…).

L’application des principes de la neuroergonomie peut fournir des solutions personnalisées et efficaces pour la gestion de la charge mentale. La recherche sur la charge mentale reste extrêmement pertinente, notamment pour prendre en compte la variabilité individuelle dans la façon dont les personnes traitent l’information et interagissent avec leur environnement. À ce titre, l’apport de méthodes d’intelligence artificielle afin d’extraire l’information congruente de plusieurs mesures combinées représente une piste intéressante pour évaluer en continu la charge mentale d’un individu engagé dans une tâche.

Stéphane Perrey, Professeur des Universités en Physiologie de l’Exercice / Neurosciences Intégratives, Directeur Unité Recherche EuroMov Digital Health in Motion, Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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