Façonner son corps, le rendre plus performant… Une pratique qui suscite un engouement croissant, en particulier chez les millennials, adeptes de la salle de sport. Une génération qui a connu des crises fréquentes, caractéristiques d’un « capitalisme des vulnérabilités ». Et si, au -delà des bénéfices pour la santé, cette obsession pour le sport constituait un moyen de faire face et de lutter contre un sentiment de dépossession ? Un nouvel article de notre série « Le monde qui vient ».
Vos collègues sont accros au CrossFit et il arrive que les discussions sur la « prise de masse » s’invitent à la cantine ? Vous avez peut-être noté, autour de vous, un engouement croissant pour la salle de sport.
Au total, en 2020, on en comptait 4 540 en France, réalisant un chiffre d’affaires de 2,6 milliards d’euros.
Il s’agit, de fait, d’un marché en pleine croissance, en Europe comme dans l’Hexagone, marqué par une offre de plus en plus diversifiée, ciblée et technologisée.
En effet, il est possible de s’abonner dans des salles low cost comme de luxe, les adhérentes et adhérents peuvent s’adonner à une diversité des pratiques, et ces lieux proposent une offre digitalisée de plus en plus marquée (cours en ligne, coaching réel ou virtuel, conseils nutritionnels notamment). Ce sont ainsi 6,2 millions de Français qui ont souscrit à un abonnement (avec une augmentation de 16 % du nombre d’abonnés entre 2015 et 2022). Les salles sont de véritables lieux de « fabrique du muscle ».
Un phénomène sur lequel j’ai enquêté pendant cinq ans pour ma thèse de sociologie et que je continue à analyser depuis, à travers l’observation participante.
Comment habiter ce monde en crise, comment s’y définir, s’y engager, y faire famille ou société ? Notre nouvelle série « Le monde qui vient » explore les aspirations et les interrogations de ceux que l’on appelle parfois les millennials. Cette génération, devenue adulte au tournant du XXI siècle, compose avec un monde surconnecté, plus mobile, plus fluide mais aussi plus instable.
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Les 25-45 ans constituent la grande majorité des abonnés, avec notamment des adhérents appartenant à la génération Y (nés après 1981), à savoir les 30-45 ans. En France, en 2023, cette tranche d’âge comptait plus de 12,5 millions d’individus.
Façonnés par le « capitalisme des vulnérabilités »
Dans un précédent article, j’évoquais le fait que le capitalisme structure notre vision du monde. La génération Y a été façonnée par une de ses formes particulières, « le capitalisme des vulnérabilités », qui constitue notre cadre de vie depuis les années 1980.
Ses caractéristiques : des crises de plus en plus fréquentes et systémiques – économiques, financières comme sanitaires. Ces crises exposent les individus à des vulnérabilités, c’est-à-dire à un manque de ressources pour faire face à leur environnement.
Or elles touchent plus particulièrement la jeunesse – âge de la vie marqué par une phase de transition de statut social qui accroît les difficultés d’accès aux ressources. Et, en premier lieu, les difficultés d’accès à l’emploi, qui frappent toujours plus durement les jeunes, et ont marqué profondément ceux qui ont débuté leur vie professionnelle dans les années 2000 à 2010.
Par ailleurs, dans un contexte de désengagement de l’État en matière de politiques publiques et de progression des idées néolibérales, l’injonction à trouver en soi les ressources pour apporter des réponses aux difficultés réelles ou ressenties est forte.
Reprendre la main
Ainsi, dans un monde incertain, où le sentiment de dépossession peut être puissant, le travail sur le corps permet de reprendre la main, de planifier un projet à soi et pour soi.
Le corps, sur lequel chacun a prise, est perçu comme la ressource ultime à valoriser. Une ressource qui permettra même d’exercer une forme de pouvoir, via sa transformation en capital, que ce soit sur le marché du travail, le marché amoureux ou plus largement le marché symbolique des interactions sociales. Surtout aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux, où la projection de l’image de soi est devenue déterminante.
Au regard des éléments précédents, c’est en analysant leur socialisation primaire – marqueur indélébile de l’identité d’un individu – que l’on peut comprendre l’engouement actuel des 30-45 ans pour la « fabrique du muscle ». La socialisation primaire renvoie à l’acquisition des principales normes d’une société au cours de l’enfance et de l’adolescence, réinterprétées selon le milieu social, le genre, etc.
D’un côté, cette socialisation a été marquée par des facteurs forts de vulnérabilité tels que le développement du chômage de masse, la progression de l’épidémie du sida ou les premières angoisses relatives aux effets du changement climatique.
De l’autre, les 30-45 ans actuels font partie des générations marquées par la sportivisation de l’existence, sacralisant le sportif comme modèle d’entrepreneur : les membres de cette tranche d’âge considèrent alors l’activité physique comme une voie de réussite professionnelle, en tous les cas personnelle.
De même, ils ont connu les films à succès des années 1980 et 1990 mettant en scène des corps « parfaits » aux muscles sculptés, renvoyant à un imaginaire de pouvoir sur soi et sur les autres. C’est particulièrement vrai pour les hommes, qui ont pu prendre comme modèle, dans l’enfance, des acteurs comme Arnold Schwarzenegger ou Sylvester Stallone. Les dessins animés japonais de la même époque – tels que Cobra ou Nicky Larson – valorisaient des héros au même profil.
Au total, cette tranche d’âge est sensible à la fabrique d’un corps performant, incarné par des muscles visibles, signes de santé et de productivité apparentes. Rappelons aussi que notre système économique offre une place de plus en plus grande à la présentation de soi dans les interactions (société de services), renforçant l’importance de l’image.
Logique de l’extrême appliquée au corps
Cette génération frappe par un investissement dans le corps omniprésent, quasi excessif, puisque ses frontières physiques seraient sans cesse à repousser.
Pour certains adeptes de la salle, le corps est ainsi au centre de la vie, et c’est pour cette raison que les individus lui appliquent la logique de l’extrême, de la douleur et du travail – qui forment système – en lien avec les valeurs de leur socialisation primaire.
À travers ma recherche, j’ai pu observer que pour les personnes dont la vie professionnelle ne fait pas sens, le travail du corps est un substitut qui permet de reprendre le contrôle sur le processus de production (l’entraînement), comme sur le résultat final du travail (le corps musclé).
Pour d’autres, être performant à la salle permet de l’être dans le milieu professionnel car des similitudes existent : organisation du temps, planification du rendement, etc.
Se muscler pour « faire face et être prêt »
Ces muscles construits ont certes une dimension esthétique par leur visibilité, mais dans la phase actuelle du « capitalisme des vulnérabilités », ils possèdent aussi un versant fonctionnel : être prêt à lutter, à s’adapter, à faire face. D’où l’engouement pour des pratiques mêlant cardio et musculation (CrossFit par exemple), ainsi que pour les sports de combat.
En cela, les 30-45 ans sont sans doute influencés par les plus jeunes générations qui arrivent désormais en masse dans les salles : les activités de forme et de gymnastique sont les plus plébiscitées par les 15-24 ans (41 % pratiquent contre 26 % des Français en moyenne.
Or mes observations révèlent un trait marquant semblant caractériser ces derniers : l’envie de se confronter. Cette caractéristique est visible à travers leur engagement dans les sports de combat : par exemple, en 2020, 57 % des pratiquants de boxe, pieds-poings et déclinaisons appartiennent à la tranche d’âge 15-29 ans.
Un tel attrait pour la lutte renverse alors l’ordre de la socialisation, puisque ce sont les plus jeunes générations qui inculquent des techniques aux plus anciennes, créant de nouvelles formes de pratiques sportives, et plus largement de mixité sociale, dans les salles. L’engagement dans une pratique assidue, extrême des 30-45 ans s’en trouve alors renforcé.
Certes, comme toute catégorie sociale, cette génération est diverse en interne, et la pluralité plutôt que l’uniformité des pratiques corporelles la caractérise. Mais son engouement très fort pour les transformations du corps transcende ces différences. C’est pourquoi la « fabrique du muscle » a de beaux jours devant elle, même si sa signification ultime interpelle : espérer lutter contre des vulnérabilités qui deviennent de plus en plus oppressantes et sources d’inégalités.
Guillaume Vallet, Professeur des Universités, Université Grenoble Alpes (UGA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.