Depuis une dizaine d’années, les entreprises qui développent des solutions technologiques dédiées à la santé des femmes sont en plein essor. Le marché de la « FemTech » (female technology) devrait ainsi atteindre une valeur de 50 milliards de dollars d’ici 2025. Un secteur phare est celui des applications (apps) qui permettent de suivre les cycles menstruels et de contrôler la période de fertilité dans un but de contraception ou de conception. Plusieurs centaines de millions de femmes dans le monde en seraient des utilisatrices régulières.
Selon les apps, différentes fonctionnalités sont proposées. Les versions gratuites recueillent les données de suivi du cycle menstruel : dates des règles, température, aspect de sa glaire cervicale, symptômes liés au cycle, douleurs. Sont également proposées des options « premium » payantes (30-50€ par an) pour affiner les prédictions et conseiller les usagères. Des informations intimes sont alors recueillies : humeurs, libido et rapports sexuels, utilisation ou non de préservatifs, état de santé, sommeil, poids, alimentation…
Toutes ces applications font appel à des services tiers (généralement des entreprises privées américaines type Google, Amazon…) pour stocker leurs données.
Un succès qui suit la désaffection pour la pilule
Le recours aux technologies numériques pour le contrôle des règles et de la fertilité s’inscrit dans un contexte global de changement des pratiques contraceptives observé aux États-Unis et en Europe depuis plus de 10 ans. Plusieurs événements marquants ont contribué à engendrer un climat de défiance vis-à-vis des produits de l’industrie pharmaceutique.
Les années 1990-2000 ont vu la révélation de scandales sanitaires liés aux effets secondaires de divers médicaments (Distilbène, Mediator, Valproate…). Dans cette même période, des études épidémiologiques ont signalé des risques plus élevés de thrombose veineuse suite à la commercialisation des pilules contraceptives de troisième et quatrième générations. En France, le recours à la contraception hormonale a depuis diminué chez les femmes de tous les groupes sociaux.
Le rejet de la pilule s’inscrit également dans un contexte de sensibilisation croissante à l’écologie « globale », où respect du fonctionnement naturel du corps et préservation de l’environnement face au risque de pollution de l’eau par les hormones sont pris en compte.
D’autres raisons de réticences à la contraception médicamenteuse peuvent s’expliquer par à une remise en cause de la médecine « classique », des expériences de violences gynécologiques, des convictions religieuses, etc.
C’est dans ce contexte d’une demande de méthodes de contraception non médicales que s’est développé le marché des apps de suivi menstruel, qui proposent des méthodes naturelles de contraception. De plus, le recours aux technologies numériques pour contrôler son cycle et sa fertilité est perçu par nombre de jeunes femmes comme une garantie de fiabilité, avec l’avantage d’une commodité d’utilisation et d’un coût minimal.
Les services personnalisés des apps sont également présentés par leurs concepteurs comme un vecteur d’autonomisation des femmes : un « journal intime », confié à une intelligence artificielle, qui les libère des consultations médicales.
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La fiabilité : des promesses à la réalité
Des recherches récentes ont scruté les méthodologies proposées par les apps de suivi menstruel. Il s’avère que la majorité d’entre elles (54,4 %) utilisent le calendrier des règles pour prédire période de fertilité et date d’ovulation. Ce constat est alarmant car cette méthode, basée sur la date d’ovulation 14 jours après le début des règles, est largement reconnue comme non fiable.
Même les femmes avec des cycles très réguliers ont des jours d’ovulation variables. Des variations de durée de cycles de sept jours et plus concernent la moitié de la population féminine, ce qui ôte toute capacité de prédiction à ces apps.
Les seules données fiables sont physiologiques : prise quotidienne de température (+ 0,2 à 0,4 °C à l’ovulation), changement de consistance de la glaire cervicale à l’approche de l’ovulation, concentration urinaire de LH (hormone lutéinisante) qui augmente 24-36h avant l’ovulation. Or si certains de ces paramètres sont enregistrés dans 28,6 % des apps, ils ne sont pas systématiquement inclus dans les algorithmes de prédiction…
Ces biais méthodologiques se traduisent par des défauts de fiabilité. D’après des études comparatives menées sur une centaine d’apps, seules 9 à 19 % ont fait des prédictions correctes sur la période de fertilité. Pour un même profil de cycle, les dates d’ovulation prédites variaient, selon les méthodes de calcul, de 2-9 jours pour 67 % des apps testées.
Ce manque de fiabilité, tant à des fins de contraception que de conception, s’explique en partie par la réalité de leur usage. Dans un cadre d’utilisation « parfaite », l’efficacité théorique est bonne… Mais suivre à la lettre les consignes est une tâche pesante : noter ses dates de règles, cycle après cycle, et prendre sa température chaque jour demande une discipline stricte, la glaire cervicale peut être mal interprétée, etc. Ainsi, même les meilleurs algorithmes de prédiction sont faillibles quand ils sont alimentés par des données incomplètes ou erronées.
Il ressort donc que la majorité de ces apps n’utilisent pas de méthode de calcul adéquate et n’apportent pas d’informations suffisamment solides sur les dates d’ovulation et de fertilité à leurs usagères.
Des failles préoccupantes dans la protection des données personnelles
Plusieurs ONG internationales engagées dans la protection de la vie privée sur Internet (Electronic Frontier Foundation, Privacy International, Coding Rights, Consumer Report CR’s Digital Lab) ont scruté les politiques de sécurité des apps les plus populaires : informations sur le partage des données, procédures d’identification, contrôle des informations personnelles par les usagères, méthodologies pour sécuriser les données. Les résultats des enquêtes concordent pour montrer des failles dans les procédures de protection des données personnelles.
La majorité des apps partagent en effet leurs données avec de « tierces parties » (sociétés partenaires extérieures telles Google, Amazon, Facebook, etc.), le plus souvent à l’insu des usagères.
L’autorisation de collecte des données, qui figure dans la notice des conditions générales d’utilisation des apps, est fréquemment acceptée sans être lue. Or, concrètement, les « tierces parties » peuvent identifier votre smartphone et vos applications pour vous envoyer des messages personnalisés.
De plus, même si vos données sont anonymisées, elles peuvent être recoupées avec d’autres informations (géolocalisation, contacts sur Internet, cartes de fidélité, etc.) pour vous tracer. Des sociétés spécialisées, dénommées « data brokers », compilent ces informations individuelles pour en dresser le profil détaillé qu’elles vendront ensuite à des entreprises afin qu’elles ciblent au mieux leurs clients (publicitaires, assurances, etc.).
Aux États-Unis, les apps de suivi menstruel ne sont pas soumises à la loi fédérale sur l’assurance maladie (Health Insurance Portability and Accountability Act, HIPAA) qui réglemente les conditions de partage des informations privées sur la santé. En 2021, le Sénat a renforcé la loi exigeant que les apps de santé permettent aux consommateur(trice)s de vérifier, modifier ou supprimer leurs données de santé collectées par les entreprises (the Protecting Personal Health Data Act). Ces mesures étaient déjà en vigueur dans l’État de Californie depuis janvier 2020.
Dans l’Union européenne, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) protège les citoyen·ne·s de la collecte et de l’exploitation de leurs données personnelles par des tiers, publics et privés : un consentement explicite de l’utilisateur est nécessaire pour l’utilisation de ses données. Le RGPD s’applique pour les entreprises conceptrices d’apps de suivi menstruel dont le siège social est basé en Europe.
Mais pour certaines apps au fonctionnement opaque, le lieu d’enregistrement n’est pas clairement défini… Le fait qu’elles soient disponibles dans les pays européens n’est pas donc le gage d’une sécurisation des données privées. Ainsi, en 2020, le Norwegian Consumer Council (groupe de défense de consommateurs) a scruté les algorithmes de deux apps de suivi menstruel très populaires et montré qu’elles partageaient des informations avec des dizaines de sociétés publicitaires, et ce en violation du RGPD.
Protéger la vie sexuelle des femmes
La mise au jour de mauvaises pratiques des apps de suivi menstruel appelle à une vigilance éthique pour éclairer le choix des millions d’utilisatrices.
D’une part, il convient que les concepteurs utilisent des méthodes fiables de prédiction, basées sur des connaissances scientifiques solides. Ce n’est pas le cas pour une majorité d’apps qui offrent le service minimum de la méthode du calendrier des règles aux failles avérées. On ne peut que déplorer l’absence de procédures de contrôle qualité dans ce domaine.
D’autre part, une information compréhensible par tout public sur leur fonctionnement est indispensable pour sensibiliser à la réalité souvent occultée du risque de voir les données de la vie sexuelle intime exploitées par des tiers à des fins commerciales – ou autres. L’enjeu économique que représente le marché du suivi menstruel laisse planer une menace, celle de privilégier les intérêts économiques au détriment de la vie intime des femmes.
Dans un futur souhaitable où la fiabilité des prédictions et la sécurité des données personnelles seraient garanties, les apps représentent un outil potentiel pour dispenser des informations précieuses sur la santé sexuelle et reproductive : sur les maladies sexuellement transmissibles, l’accès à l’IGV, à la PMA, prise en charge en cas de violences conjugales, etc.
Dans ce cadre, les professionnels de santé, le planning familial ou encore les associations de femmes auraient un rôle central à jouer pour guider les femmes dans leurs choix et leur venir en aide. Reste à espérer qu’à l’instar de l’émergence d’une conscience éthique de la part de certains acteurs de l’intelligence artificielle, les concepteurs d’apps de suivi menstruel adoptent des pratiques vertueuses pour concilier leur quête de profit avec des objectifs de santé publique et de solidarité.
Catherine Vidal, Neurobiologiste, membre du Comité d’éthique de l’Inserm, Inserm
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.