Quel jouet acheter à ma nièce pour Noël ? Pas facile, moi qui n’ai jamais été une petite fille de huit ans. Pour mon frère : une bouteille de whisky. Mais n’a-t-il pas arrêté d’en boire dernièrement ? Et ma tante ? Le Goncourt de l’année, comme toujours. Pas sûr pourtant que l’histoire, cette fois, l’intéresse.
À ma compagne, c’est plus facile, je connais ses goûts et tout ce qu’elle possède déjà. En tout cas, pas d’argent ni aux uns ni aux autres. Éventuellement un chèque-cadeau si je n’ai pas le temps de courir les magasins et les sites Internet. De toute façon lorsqu’elles ne plaisent pas, ces étrennes peuvent se revendre sur Leboncoin. L’économie des cadeaux pour les fêtes est déconcertante !
Au début des années 1990, elle a dérouté un jeune assistant-professeur de l’Université de Yale. Fasciné par la théorie économique du choix rationnel du consommateur, il tique devant la tradition de Noël qui consiste à offrir un bien pour une autre personne sans connaître parfaitement ses préférences. En dépensant 50 dollars pour un cadeau à un proche, il est probable que ce dernier aurait acheté avec cette somme quelque chose qui lui aurait plu davantage.
Il demande alors aux étudiants de son cours de microéconomie d’estimer le prix des cadeaux qu’ils ont reçus il y a peu pour Noël, ainsi que ce qu’ils seraient prêts à payer pour obtenir leurs cadeaux s’ils ne les avaient pas reçus. L’un répond, par exemple, que le sweatshirt qu’il a découvert sous le sapin vaut 50 euros dans le commerce, mais qu’il aurait été prêt à payer seulement 43 euros s’il avait eu à l’acheter.
Perte économique sèche
Le jeune assistant-professeur observe chez les étudiants interrogés un écart systématique de l’ordre de 20 % entre leurs deux estimations. Appliquant ce ratio au chiffre des ventes réalisées au Noël 1992, il en déduit que l’échange de cadeaux conduit une perte sèche pour la société de plusieurs milliards de dollars. Pour corriger cette allocation inefficace des ressources, il conviendrait selon lui de donner de l’argent plutôt que d’offrir des présents emballés. Un billet de 50 euros plutôt que 7 euros perdus pour un sweatshirt surprise.
Or, son raisonnement économique est erroné et absurde.
Mais avant d’expliquer pourquoi, observons que si son raisonnement avait été juste, la perte de richesse serait encore beaucoup plus grande aujourd’hui. Les dépenses de cadeaux pour les fêtes de Noël ont en effet considérablement augmenté depuis le début des années 1990. La Chine et sa production à bas coût sont passées par là.
Prenons l’exemple des jouets. L’empire du Milieu concentre environ les trois quarts de la production mondiale.
Toutes les entreprises du reste de la planète s’y approvisionnent ou bien y fabriquent. Même Lego a fini par y construire une usine. Les consommateurs français apprécient car ils ont ainsi vu le prix des jouets chuter de près d’un cinquième entre 1995 et 2015. Cette tendance vaut également pour les présents que se font les adultes entre eux.
Parallèlement à cette baisse unitaire, le budget alloué aux cadeaux de Noël gonfle régulièrement. Aux États-Unis, la dépense par ménage a augmenté de près de 40 % au cours des 30 dernières années. Cet emballement n’est pas sans poser problème à certains. Deux Américains sur dix déclarent qu’ils se sont endettés pour Noël. Il faut dire qu’ils sont un peu plus d’un sur deux à considérer que c’est le moment de l’année où ils se permettent de ne pas se soucier de dépenser de l’argent. Il en est peut-être de même pour vous. En tout cas, les experts en marketing et les vendeurs le savent et ils s’en donnent à cœur joie pour nous pousser à la dépense en ces périodes de fin d’année.
Si Joel Waldfogel, puisque c’est le nom de notre jeune assistant-professeur, avait raison en calculant qu’un cinquième des dépenses des cadeaux de Noël s’envolait en fumée en pure perte, l’addition, ou plutôt la soustraction, serait donc devenue encore plus salée aujourd’hui. Il ne faut pas cependant s’en inquiéter car, comme annoncé, il a tort.
Réciprocité
Intuitivement, cela ne vous surprendra pas. Imaginez offrir de l’argent à votre compagne ou à votre compagnon sous le sapin plutôt qu’un présent. Il y a peu de chances que sa réaction soit plus positive que devant un cadeau joliment emballé. Même chose pour l’ami qui vous a invité pour le réveillon de la Saint-Sylvestre devant un billet de 10 ou 20 euros que vous lui tendriez sur le pas de la porte au lieu d’une bouteille de vin ou d’un bouquet de fleurs !
Et puis, les cadeaux de Noël sont en général réciproques. Imaginez un échange d’enveloppes entre conjoints, chacune contenant 50 euros. Super, les deux dons s’annulent ! Notez que la situation serait sans doute plus délicate encore si l’un mettait beaucoup moins de billets dans son enveloppe que l’autre…
D’ailleurs, les économistes d’aujourd’hui ne s’y trompent pas. Près de cinquante, la plupart enseignant à Chicago, Harvard, MIT, Stanford et Berkeley, ont été sollicités pour réagir à la proposition suivante :
« Donner des présents spécifiques comme cadeaux de fête est inefficace car les bénéficiaires pourraient beaucoup mieux satisfaire leurs préférences avec du cash. »
Seule une petite minorité s’est déclarée d’accord. Quant aux sept lauréats du prix « Nobel » d’économie interrogés parmi le groupe, ils se sont unanimement prononcés contre.
Les anthropologues auraient été encore plus sûrement unanimes. Fins observateurs du don dans les sociétés traditionnelles et modernes, ils en savent plus que quiconque sur ce sujet complexe. Ils ne peuvent que dénoncer le réductionnisme d’un Joel Waldfogel. Mais en cherchant la réfutation du côté même de l’économie, nous allons pouvoir actualiser nos connaissances sur la théorie du consommateur.
La perte entre le don d’un présent emballé et le don d’argent trouve en effet son origine dans le modèle maintenant dépassé d’un consommateur choisissant de façon parfaitement rationnelle ce qu’il achète : il connaît intimement ses préférences et calcule face à tous les biens et selon ses moyens ce qui maximiserait son plaisir, son utilité, disent les économistes. Du genre Homo œconomicus, il est donc imbattable dans le choix de ses achats.
Le mérite de Joel Waldfogel serait alors d’avoir le premier mesuré de combien celui qui choisit à la place du consommateur est battu. Sauf que sa démarche n’est pas très canonique. Aux yeux d’un puriste, il commet un sacrilège : il objective l’utilité par une mesure monétaire et il compare l’utilité entre les personnes. Cela revient en quelque sorte à faire de l’argent l’instrument universel de mesure du plaisir et qu’un dollar pour le donateur vaut autant qu’un dollar pour le donataire, alors même que le premier peut être plus riche que le second, ou l’inverse ; une double position contestée par les théoriciens.
Par ailleurs, la théorie du consommateur parfaitement rationnel est battue en brèche par les travaux de psychologie expérimentale et d’économie comportementale, travaux qui se sont multipliés depuis plusieurs dizaines d’années.
Ils ont notamment mis en évidence l’importance de la réciprocité comme interaction sociale. Soit un joueur 1 qui décide quelle part d’un prix de 100 unités il est prêt à offrir à un joueur 2, alors que ce dernier a seulement la possibilité d’accepter ou de refuser la part proposée. La plupart des offres sont comprises entre 42 et 50 % tandis que les offres à moins de 20 % sont refusées. La théorie prédit pourtant que le joueur 1 devrait par intérêt garder presque tout pour lui et que joueur 2 devrait accepter même une petite part du gâteau car c’est toujours mieux que rien du tout !
Dès lors, il devient également possible de battre le consommateur lui-même. Par exemple, en lui offrant en cadeau un bien ou service auquel il n’aurait pas pensé car il n’en connaissait pas l’existence ou n’en connaissait qu’insuffisamment les caractéristiques et les usages. Sans parler d’autres barrières comme la crainte que son achat soit jugé déplacé aux yeux d’une partie de son entourage.
Plaisir d’offrir
Le modèle théorique du consommateur s’éloigne ainsi aujourd’hui de la parfaite rationalité et cherche à intégrer les affects (sentiments et émotions) et les motivations (dévouement familial, altruisme, socialisation, etc.) qui guident ses choix. Le cadeau emballé peut dès lors être apprécié comme un signal de l’attachement du donateur puisqu’il a réfléchi et a passé du temps à le choisir, ou même parce qu’il procure tout simplement quelques minutes passées à découvrir une surprise, le temps d’enlever le ruban et d’ouvrir le paquet.
Bref, la valeur du cadeau ne se résume pas à sa valeur monétaire. D’ailleurs, dès lors que la question posée aux étudiants n’est plus d’estimer le prix du cadeau reçu en l’enjoignant de laisser de côté la valeur sentimentale, mais que l’interrogation porte sur sa valeur totale comprise comme sa valeur matérielle plus sa valeur sentimentale, c’est un gain et non plus une perte qui apparaît.
En toute rigueur, il conviendrait aussi de comptabiliser la satisfaction du donateur. Ne dit-on pas que le plaisir d’offrir est souvent plus grand que celui de recevoir ? La consommation du cadeau reçu peut être à l’origine aussi d’un effet positif en retour, comme le sourire et le remerciement du donataire. Sans parler de la réaction d’Annie Hall recevant de son mari joué par Woody Allen une pièce de lingerie fine « Oh mais c’est un cadeau pour toi ! ».
Après ces considérations sur les façons dont nous devrions et dont nous pourrions nous comporter avec nos cadeaux de Noël, il serait peut-être temps d’observer comment nous nous comportons. Que disent les sondages et les enquêtes ?
En premier lieu, les donataires sont dans leur très grande majorité satisfaits des présents qu’ils reçoivent. En Europe, seul un sur sept a recueilli un cadeau qu’il n’apprécie pas ; la France se distinguant par une proportion plus forte. Les donateurs voient donc plutôt juste. Peut-être d’ailleurs pour certains aidés par les suggestions de l’entourage de la personne à qui ils voulaient faire un présent. Ou même en demandant directement ce qu’elle veut pour Noël !
En second lieu, le don d’argent est très minoritaire – une personne sur 10 en reçoit parmi tous ses cadeaux. Il reste largement dépassé par la carte cadeau. Elle évite de remettre un chèque ou des billets sans âme et réduit les chances d’un cadeau spécifique qui déplairait. Mais elle reporte sur le donataire la tâche d’aller en magasin, qu’il soit en brique ou en ligne. Selon une association de consommateurs, un Américain consacre une quinzaine d’heures à magasiner plus trois à emballer les cadeaux.
En dernier lieu, les présents qui ne plaisent pas connaissent toutes sortes de devenirs. Ils restent le plus souvent au fond d’une armoire ou d’un tiroir, mais sont parfois aussi jetés avec les papiers d’emballage, une pratique que les éboueurs de Sydney dénoncent en chœur dans « Give me something good », un clip réalisé par la banque ING pour sensibiliser à ce gâchis.
Pour éviter le gaspillage, les cadeaux peuvent être remis en circulation. De façon traditionnelle, en réoffrant l’air de rien ce que l’on a reçu, en échangeant en boutique, ou en donnant à une organisation caritative. « Give Me Something Good » (ING Australia, 2019).
Aujourd’hui, la revente sur Internet a pris le dessus. Pour le 25 décembre 2020 et rien que pour la France, Rakuten annonçait 300 000 cadeaux postés mi-journée, eBay estimait le double pour la fin de soirée et Leboncoin plus encore. Plusieurs millions de cadeaux changent ainsi de main pendant les fêtes et quelques jours au-delà. S’il avait connu ces plates-formes d’échanges, notre jeune assistant-professeur d’économie de Yale aurait revu son calcul de perte à la baisse grâce à la réallocation efficace des ressources qu’elles permettent.
Devant l’ampleur commerciale qu’ont prise les fêtes de Noël et l’avalanche de cadeaux qu’elles déclenchent, on peut aussi être tenté de renouer avec une tradition plus sobre et tournée vers son prochain. De nombreuses associations caritatives acceptent des cadeaux pour les redistribuer.
Vous pouvez donner parmi ceux que vous avez reçus ceux qui vous déplaisent ou dont vous disposez déjà. Vous pouvez aussi faire don d’un cadeau qui vous plaît, mais qui plairait plus ou serait plus utile encore à d’autres ; ce ne serait pas une hérésie économique, pas plus qu’envoyer un chèque ou passer un virement à une association caritative !
Note : la littérature économique sur les cadeaux de fêtes est abondante. Vous trouverez une courte recension ici. Joel Waldfogel lui-même a publié d’autres articles notamment ici et même un livre.
François Lévêque a publié chez Odile Jacob « Les entreprises hyperpuissantes. Géants et Titans, la fin du modèle global ? ». Son ouvrage a reçu le prix lycéen du livre d’économie 2021.