Yves Coppens s’est éteint le 22 juin 2022. Il a été salué en tant que découvreur de la fameuse australopithèque Lucy, fossile daté de 3,18 millions d’années. Pourtant, comme le disait lui-même le paléoanthropologue, « il n’y a pas que Lucy dans la vie ». Yves Coppens a de fait acquis sa stature de scientifique renommé dès les années 1960, en particulier grâce à ses recherches au Tchad et dans la basse vallée de l’Omo en Éthiopie. Ces travaux précurseurs sont à la base de ses contributions très fécondes à notre compréhension de l’évolution humaine.
Au Tchad, Yves Coppens marcha dans les pas des hydrogéologues Jacques Barbeau et Jacques Abadie, tombés fortuitement sur des vertébrés fossiles du côté de la vallée asséchée du Bahr-el-Ghazal. Chargé d’étudier ce matériel collecté en 1955 et 1957, l’attaché de recherches au CNRS conduisit à 25 ans une première mission dans ce pays. Il fit en tout quatre missions et 14 mois de terrain au Tchad entre 1960 et 1966. Ces expéditions sahariennes lui permirent de réaliser de nombreuses découvertes paléontologiques et archéologiques, la moitié nord du bassin du lac Tchad se révélant à la fois riche en vestiges et, par ses vents intenses, propice à leur mise au jour.
Intéressé en premier lieu par les fossiles les plus anciens, Yves Coppens ne dédaigna pas pour autant les témoignages d’activités humaines beaucoup plus récentes, décrivant ainsi des céramiques et des harpons en os « protohistoriques » de quelques milliers d’années.
Il publia également une série de notes sur les faunes de vertébrés fossiles beaucoup plus anciens. Comparant ces restes avec ceux des gisements est africains, qui livraient depuis la fin des années 1950 des fossiles humains de près de 2 millions d’années (2 Ma), il publia une première esquisse de l’évolution quaternaire des faunes tchadiennes.
La « Vallée des Rois » de la paléontologie
Yves Coppens prit ensuite la tête du contingent français d’une grande expédition internationale baptisée International Omo Research Expedition (IORE). Elle avait pour objectif les riches dépôts fossilifères de la basse vallée de l’Omo dans l’extrême sud-ouest de l’Éthiopie, et notamment la Formation de Shungura, prospectée par Camille Arambourg en 1933. Cette impressionnante séquence de près de 800 mètres d’épaisseur, fracturée par la tectonique en de multiples blocs affleurants sur une surface deux fois grande comme Paris, a enregistré plus de 2,5 millions d’années d’histoire à cheval sur le Pliocène et le Pléistocène.
Pour s’attaquer à cette « Vallée des Rois » de la paléontologie, Yves Coppens sut s’entourer d’une équipe remarquable : on retrouve son épouse Françoise aux côtés de Raymonde Bonnefille (spécialiste de la végétation fossile), Jean Chavaillon (géologue et préhistorien), Claude Guillemot (artiste-peintre devenu paléontologue de terrain), et bien d’autres…
Dès la première année, en 1967, l’équipe mit au jour des restes de plus de 2,5 Ma appartenant à une nouvelle espèce « humaine », Paranthropus aethiopicus. Jusqu’en 1976, Shungura livra à l’IORE des dizaines de milliers de fossiles dont de nombreux restes humains, les outils taillés les plus anciens connus à l’époque, et d’abondantes données sur les changements environnementaux entre 3,6 Ma et 1 Ma. Les collections ainsi constituées sont depuis devenues des références incontournables pour les chercheurs du monde entier travaillant sur l’évolution humaine au Plio-Pléistocène, et sont la raison du classement de la basse vallée de l’Omo au patrimoine mondial en 1980.
Devant un tel palmarès, il n’est pas étonnant que le jeune géologue Maurice Taieb se soit tourné vers le chef des prestigieuses missions françaises dans l’Omo pour l’aider à développer de nouvelles recherches paléontologiques à l’autre bout de l’Éthiopie. C’était en 1972 à Hadar, et deux ans plus tard, avec Raymonde Bonnefille et un autre ancien de l’IORE, Donald Johanson, ils y découvraient Lucy…
L’hypothèse de l’(H)Omo Event
Mais pour Yves Coppens, l’action sur le terrain ne suffisait pas : cet amoureux de la synthèse ne tarda donc pas à formuler des propositions théoriques sur l’évolution humaine. En 1975, ses travaux dans l’Omo lui fournirent les bases d’une hypothèse qu’il intitula par la suite (H)Omo Event. Selon lui, le refroidissement du climat mondial et l’aridification de l’Afrique orientale entre 3 Ma et 2,5 Ma auraient conduit à une double réponse adaptative de la lignée humaine : un cerveau plus développé et la capacité de fabriquer des outils de pierre taillée. Et voilà la naissance du genre Homo expliquée ! Dans ses grandes lignes, cette hypothèse reste au cœur de la recherche actuelle.
En 1983, dans « le singe, l’Afrique et l’homme », Yves Coppens promut une autre hypothèse conditionnant l’acquisition de la bipédie par la lignée humaine à la formation du rift est-africain et à ses conséquences climatiques : à l’Ouest, dans la forêt, les ancêtres des chimpanzés ; à l’Est, dans une savane de plus en plus ouverte, nos ancêtres. Si cette « East Side Story » doit beaucoup à ses travaux en Afrique orientale, il n’est pas impossible que l’absence de restes humains très anciens dans ses découvertes tchadiennes l’ait également mené à percevoir le Grand Rift comme une barrière biogéographique.
Par ses missions de part et d’autre du rift, ses hypothèses et sa générosité, Yves Coppens a inspiré plusieurs générations de paléontologues et de nouvelles découvertes en Afrique. C’est évidemment le cas pour la Mission paléoanthropologique franco-tchadienne créée par le paléontologue Michel Brunet, équipe qui découvrit le premier australopithèque tchadien Australopithecus bahrelghazali en 1995 puis, en 2001, du plus ancien représentant de la lignée humaine connu à ce jour, Sahelanthropus tchadensis (Toumaï), daté aux alentours de 7 Ma. Ces découvertes s’accordent mal avec East Side Story, Yves Coppens annonça alors officiellement la remise en cause de son hypothèse.
Quant à l’Omo, une nouvelle équipe a réinvesti ce terrain avec son soutien à partir de 2006 notamment dans l’idée de tester son (H)Omo Event. Les fossiles sont au rendez-vous, notamment les restes humains, et les analyses sont en cours.
Si on ajoute à cela les autres terrains d’Yves Coppens, notamment en Asie, et les très nombreuses personnes qui ont conçu un attrait pour notre histoire évolutive grâce à ses conférences, ses livres et ses chaleureuses interventions dans les médias, vous comprenez pourquoi « il n’y a pas que Lucy » qui se sente orpheline depuis le 22 juin dernier.
Jean-Renaud Boisserie, Directeur de recherche au CNRS, paléontologue, Université de Poitiers
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.