Et si bien manger était en réalité « très simple » ? Une notion fondamentale derrière cet objectif, que nous évoquions dans une précédente analyse, est l’importance de revenir à une vision plus globale de nos aliments – de cesser, donc, de les réduire à des nutriments isolés et indépendants.
Alimentation et santé globale (qui inclut l’individu dans son environnement) sont en effet interconnectées, ce que nous avions conceptualisé comme la règle des 3V : pour « Vrai » (en rapport au degré de transformation des aliments), « Végétal » (ratio produits végétaux/animaux) et « Varié » (diversité alimentaire). Le degré de transformation des aliments était le chaînon manquant pour aboutir à des recommandations simples.
Nous avons pu aboutir à cette observation en adoptant une approche empirico-inductive et holistique (inductive, car nous partons du réel pour remonter vers la théorie, et holistique, pour notre recherche de liens entre les parties de systèmes complexes que sont les aliments et l’alimentation).
Un ordre qui n’est pas anodin
Premièrement, l’ordre de ces trois dimensions que nous évoquons n’est pas anodin pour nos choix alimentaires.
Pour manger sain et durable, il faut respecter une hiérarchie en commençant par la règle « Vrai » et séparer les aliments « Vrais » des aliments ultra-transformés. Puis, au sein des aliments dit « vrais », il convient de favoriser le « Végétal » et, enfin, pour les aliments « Vrais » et « Végétaux » (et animaux) il faut chercher à « Varier » – en favorisant, dans le mesure du possible, le bio, le local et/ou de saison pour améliorer l’empreinte environnementale et les teneurs en micronutriments.
À la dimension « Vrai », il faut rajouter trois sous-règles, en lien avec le degré de transformation :
- privilégier les féculents complets aux raffinés ;
- privilégier les formes alimentaires solides à liquide ;
- ne pas avoir la main trop lourde sur l’ajout de sel, sucre et/ou gras (des ingrédients extraits de leur matrice d’origine).
Pas besoin d’en savoir plus pour bien manger, à la fois pour soi et la planète.
Par ailleurs, il est bon de souligner que tandis que la règle « Vrai » s’adresse à l’effet « matrice » des aliments (leur structure générale), les règles « Végétal » et « Varié » concernent l’effet « composition ».
Ainsi, l’agriculteur-éleveur produit le « Végétal » et le « Varié » (et donc l’apport en nutriments et calories à la population) tandis que le transformateur produit le « Vrai »… ou pas. En bout de chaîne, le consommateur achète en magasin des aliments un par un (pas directement un régime), et doit donc d’abord se préoccuper de la règle « Vrai » (donc le degré de transformation) pour ses choix. Après, pour constituer son régime, il choisit son ratio « produits végétaux/animaux » et la diversité (voire l’origine) de ses aliments.
Dit autrement : « La « matrice alimentaire » gouverne le devenir métabolique des nutriments. La “matrice” ordonne, les nutriments obéissent ! »
Deuxièmement, de par son caractère holistique et générique, la règle des 3V se présente comme un indicateur simple pour suivre la qualité globale d’un régime alimentaire au cours du temps. En fonction de l’adéquation à ces règles, on peut déterminer si ce régime, notamment à l’échelle d’un pays (étude écologique), s’éloigne ou pas de la santé globale. Nous avons réalisé ce travail pour deux pays ces trente dernières années : un pays développé, la France, et un grand pays émergeant, la Chine, représentant environ 18 % de la population mondiale.
Allons-nous dans la bonne direction ?
Évolution du régime français (1998-2015)
En France, en 2015, les jeunes (moins de 18 ans), les adultes (18-79 ans) et les personnes âgées de plus de 65 ans) consommaient respectivement environ 46, 35 et 27 % de calories ultra-transformées par jour (règle « Vrai »), et 39, 36 et 36 % de calories animales par jour (règle « Végétal »).
En termes d’apports nutritionnels (règles « Varié » mais aussi « Végétal »), on ne relève pas de déficit important à grande échelle au sein de la population française, mais on peut noter chez les enfants des apports trop élevés en sucres libres (> 10 % des apports caloriques totaux), et une couverture non optimale en fibres, acides linoléique et α-linolénique, EPA, DHA, vitamines A et E, cuivre et magnésium ; chez les adultes, une couverture non optimale en fibres, EPA, DHA, magnésium, vitamines A et C ; et chez les personnes âgées une couverture non optimale en fibres, acides linoléique et α-linolénique, EPA et DHA (des oméga-3 indispensables pour les membranes de nos cellules), vitamine C, calcium, fer, zinc et potassium.
Entre 1998 et 2015, tandis que les enfants augmentaient la part de calories ultra-transformées de 43 à 46 %, et végétalisaient leur assiette en passant de 46 à 39 % de calories animales par jour, les adultes réduisaient les calories ultra-transformées de 39 à 35 % et réduisaient également les calories animales de 40 à 36 %. Les enfants sont donc clairement plus ciblés par les produits ultra-transformés que les adultes, et le même phénomène est observé dans d’autres pays. Pendant cette même période, les prévalences d’obésité et de diabète de type 2 ont doublé.
Cette consommation élevée de calories ultra-transformées et animales, loin des optimums des 3V, peut s’expliquer en partie par l’offre en super et hypermarchés où se rendent en moyenne régulièrement près de 60 % des Français.
Nous avons ainsi calculé l’adéquation aux 3V du caddie moyen de 708 clients très réguliers dans 122 hypermarchés d’une enseigne leader pour atteindre les chiffres moyens de 41 % de calories animales et 61 % de calories ultra-transformées. En outre, plus les clients s’éloignent de la règle « Vrai » plus ils s’éloignent de la règle « Varié ».
Pourtant un caddie 3V coûterait environ 5 % moins cher, notamment en remplaçant les calories animales ultra-transformées par des produits Vrais et Végétaux.
Le régime alimentaire français global n’est donc pas durable et nécessiterait une réduction d’environ 50 % des calories animales et ultra-transformées par jour, tout en augmentant la variété.
Évolution du régime chinois (1990-2019)
En Chine (environ 1,40 milliard d’habitants), sur ces trente dernières années, la consommation de calories industriellement transformées (les données sur les aliments ultra-transformés n’étant pas disponibles : pour indication, en France, près de 70 % des calories industriellement transformées sont ultra-transformées) et animales est passée respectivement de 9 à 30 % et de 2 à 30 % (voir figure ci-dessous).
Tandis que la consommation calorique totale diminuait de 9 % avec une amélioration sensible de l’adéquation aux besoins nutritionnels, soulignant une plus grande variété du régime alimentaire. Dans le même temps, les prévalences d’obésité et de diabète de type 2 augmentaient respectivement de 1 à 6 % et de 2 à 11 %, et la mortalité par maladies cardio-vasculaires augmentait de 28 à 42 %.
Cet exemple est intéressant, car la diminution de la consommation calorique totale associée à une amélioration de la règle « Varié » n’a pas empêché le développement des maladies chroniques, suggérant qu’un éloignement progressif des règles « Vrai » et « Végétal » pourrait être beaucoup plus pertinent pour expliquer cette progression. Remplir ses besoins nutritionnels ne semble donc pas suffisant pour rester en bonne santé si la qualité matricielle des aliments, donc la qualité des calories, se dégrade.
Bien que les données de consommation d’aliments ultra-transformés ne soient pas connues en Chine, le taux de pénétration de ces aliments en Asie est le plus élevé au monde. Concernant les pays développés, les pays anglo-saxons consomment encore plus de calories ultra-transformées par jour, souvent au-delà de 50 %.
Chine et pays occidentaux combinés, on observe donc qu’une grande partie de la population mondiale ne mange pas durable, avec beaucoup trop de produits animaux et ultra-transformés (dont le système alimentaire sous-jacent n’est pas durable), et parfois des déficiences résiduelles.
Nutritionnisme et maladies chroniques
Au prisme de la règle des 3V, on peut donc observer que manger « Varié » et suffisamment « Végétal » pour apporter tous les micronutriments nécessaires n’est pas suffisant pour rester en bonne santé si on s’éloigne de la règle « Vrai » – et donc de la qualité matricielle des calories et nutriments.
La vision centrée sur les seuls nutriments de l’alimentation (appelée « nutritionnisme »), suggérant qu’il suffit de remplir ses besoins nutritionnels pour rester en bonne santé, est donc très insuffisante pour aboutir à des choix alimentaires éclairés, sains et durables : la qualité des calories compte plus que la quantité, et on peut bien consommer moins de calories et plus de micronutriments, si elles ou ils sont issus de matrices alimentaires ultra-transformées, les maladies chroniques continueront à progresser.
Bref, manger équilibré est beaucoup plus qu’une affaire de nutriments et de calories, et l’obésité ne se résument pas à la seule différence entre des entrées et des sorties de calories. La qualité matricielle alimentaire, reflétée par le degré de transformation, interfère entre les entrées et les sorties, invalidant cette équation réductionniste et linéaire de la prise de poids.
Cependant, il est vrai qu’à l’origine les aliments ultra-transformés poussent à consommer plus que de raison en dérégulant l’acte alimentaire, et donc la satiété. Mais sans dépasser l’apport calorique recommandé et en ne consommant que ce type d’aliment, on peut donc aussi prendre du poids et/ou devenir diabétique…
Anthony Fardet, Chargé de recherche, UMR 1019 – Unité de Nutrition humaine, Université de Clermont-Auvergne, Inrae et Edmond Rock, Directeur de recherche, Inrae
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.