Nous célébrons cette année les quatre cents ans de la naissance de Jean de La Fontaine. À cette occasion plusieurs hommages sont rendus à l’auteur, dont la récente publication d’un inédit de Michel Serres sur le célèbre fabuliste. L’événement est aussi fêté à l’école. Le ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports organise ainsi un concours national pour inciter à étudier les Fables du CP à la 3e
Cette incitation est aussi largement visible dans les programmes scolaires. Depuis deux ans, les Fables figurent par exemple dans les œuvres obligatoires à étudier en classe de première. Depuis 2018, elles sont au cœur d’un dispositif promouvant la lecture auprès des enfants à leur entrée au collège, l’opération « Un livre pour les vacances », qui consiste à offrir à chaque élève quittant le CM2 un recueil de plusieurs fables illustrées.
Comment expliquer cette présence des Fables à tous les stades du parcours scolaire de l’élève ? Ses qualités esthétiques reconnues, ses perspectives culturelles riches et ses avantages pédagogiques certains, qualités partagées par d’autres classiques, ne semblent pas suffire à rendre compte de cette postérité exceptionnelle.
« Tout parle en mon ouvrage, et même les Poissons »
Si les enfants sont aujourd’hui habitués aux fictions où les animaux s’expriment comme des humains, les bêtes parlantes sont rares dans la production lettrée du XVIIe siècle, et font figure d’exception dans quelques textes allégoriques, burlesques et/ou galants. La Fontaine participe largement de leur essor, certes tout relatif, dans le paysage littéraire français : en témoignent les nombreux recueils de fables qui voient le jour au XVIIIe siècle, et s’inscrivent dans sa filiation.
Ces personnages amusants sont particulièrement propices à développer le goût de la lecture chez les enfants. Ainsi, Martine Courbin qui s’intéresse à la « présence de la fable dans les manuels scolaires de cours moyen » observe que la quasi-totalité des extraits présentés dans ces derniers, depuis le début du XXIe siècle, met en scène des animaux, alors qu’ils sont absents d’un texte sur trois environ dans le premier des douze livres des Fables, principal vivier des morceaux choisis pour l’école.
Au-delà de cet aspect ludique, les Fables peuvent servir de support à l’acquisition de compétences variées. Elles sont souvent mobilisées par exemple pour l’exercice fameux de la récitation, qui travaille à la fois l’élocution et la mémorisation.
Elles sont également mises en relation dans les programmes scolaires avec l’étude des caractéristiques et spécificités des genres littéraires et des personnages du récit, ou avec diverses activités, de la mise en scène à l’écriture d’invention comme à l’occasion du concours « Fête des Fables, faites des Fables ».
« Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes » ?
La force de leur style, la richesse de leur sens, la complexité de leur langue et de leur interprétation rendent les Fables tout aussi susceptibles d’être étudiées au lycée et à l’université qu’à l’école et au collège. En 1668, date de leur première publication, elles sont dédicacées au jeune Dauphin, le fils de Louis XIV, mais n’en sont pas moins lues par un public mondain et lettré. Les Fables pourraient donc s’adresser à un public varié par leur aptitude à proposer différents niveaux de lecture.
Pour un enfant, l’histoire de la tortue qui « s’évertue » pour battre le lièvre à la course, qui « méprise une telle victoire », incarne de manière plaisante la morale « Rien ne sert de courir ; il faut partir à point ». Un public initié y verra aussi l’opposition entre deux manières d’écrire : l’une pleine de détours et d’irrégularités à l’image de la course du lièvre, l’autre claire et rigoureuse.
Il pourra retrouver avec plaisir dans l’Art poétique de Boileau la même image du cheminement erratique ou constant, qui oppose le foisonnement de l’écriture baroque, « fougue insensée », et la sobriété de l’écriture classique :
« Le chemin est glissant et pénible à tenir ;/Pour peu qu’on s’en écarte, aussitôt on se noie :/La raison pour marcher n’a souvent qu’une voie. »
Cependant, sous cette apparente diversité de réceptions possibles, l’état ancien de la langue, la complexité de la forme versifiée, ne vont pas sans poser problème à un jeune public. Deux vers de l’une des Fables les plus célèbres et les plus apprises, la première du recueil, ont ainsi fait couler beaucoup d’encre parmi les spécialistes même : « La Fourmi n’est pas prêteuse ;/C’est là son moindre défaut ».
Patrick Dandrey, professeur émérite en littérature française, dans son article Du nouveau sur La Cigale et la fourmi ?, collecte les difficultés d’interprétation pointées par différents spécialistes dans les notes de leurs éditions.
Ne pas être « prêteuse », est-ce avoir le vice de l’avarice, ou la vertu de la prudence ? Le nom « défaut », qui peut désigner aussi bien un vice moral que, de manière neutre, un simple manque, n’aide pas à élucider l’affaire. L’adjectif « moindre » n’est pas plus clair : faut-il comprendre que ne pas être « prêteuse » est le plus petit des défauts de la Fourmi, qui en a de nombreux autres ? Ou que la Fourmi n’a pas le défaut d’être inconsciemment prodigue car elle est prévoyante ?
Avec ces questions lexicales, c’est en fait l’interprétation de toute la fable qui est en jeu : faut-il blâmer ou louer la Fourmi ? C’est par une analyse lexicologique du mot prêteuse que Patrick Dandrey propose de résoudre le cas. Contrairement à ce que suggérerait une lecture intuitive, le mot n’est pas un adjectif, que l’on pourrait substituer par « généreuse » ou « prodigue ». En effet, cet emploi adjectival n’est pas attesté dans les dictionnaires du XVIIe siècle, sauf à faire référence à ces deux vers.
Il s’agit en fait d’un substantif : La Fontaine féminise le nom du métier de « prêteur », pour le moins déprécié, associé à la cupidité et à la paresse de celui qui veut « faire travailler l’argent au lieu de travailler soi-même ». En même temps que la nature grammaticale du mot, c’est donc la vertu de la Fourmi qui est réhabilitée, puisqu’elle refuse le jeu financier immoral de la Cigale.
Face à de telles difficultés, on comprend les réserves de Rousseau qui interroge dans Emile ou de l’éducation (1762) la pertinence de la lecture des Fables dans l’éducation et l’instruction des enfants. Il imagine l’étonnement d’un enfant lisant Le Corbeau et le Renard : « L’on ne dit pas sur un arbre perché, l’on dit perché sur un arbre ». Et les difficultés de son instructeur :
« Alléché. Ce mot n’est pas usité. Il le faut expliquer ; il faut dire qu’on ne s’en sert plus qu’en vers. L’enfant demandera pourquoi l’on parle autrement en vers qu’en prose. Que lui répondrez-vous ? »
Pour pallier ces difficultés, les éditions dédiées aux jeunes publics peuvent avoir recours aux notes de bas de page et aux illustrations, comme d’ailleurs celles de François Chauveau dans le premier recueil des Fables publié en 1668. Certains supports permettent une autre approche des textes, bande dessinée ou lectures orales comme celles de Louis de Funès.
« Des vérités qui servent de leçon »
L’une des spécificités du genre de la fable réside dans la présence d’une morale implicite ou explicite, si bien que l’étude de l’œuvre de La Fontaine est fréquemment mise en lien avec le thème « La morale en questions » et avec le programme d’enseignement moral et civique pour faire « acquérir ou renforcer des valeurs de référence (équité, loyauté, générosité, solidarité, empathie, courage) » et aider les jeunes élèves à « construire une éthique personnelle ».
Les Fables sont donc jugées représentatives d’une conception de la citoyenneté qu’il serait souhaitable de transmettre aux élèves. Pourtant, le présupposé de leur valeur morale a été battu en brèche : l’Agneau n’est-il pas mangé par le Loup ? Rousseau remarquait dans l’Emile que l’enfant préfère s’identifier au personnage méchant, comme le Renard, qu’au personnage berné et ridicule, comme le Corbeau.
Les Fables apprennent moins à l’enfant à être équitable, loyal, généreux, solidaire, empathique, courageux, qu’à être lucide sur le monde qu’il habite. Cette leçon de clairvoyance repose même souvent sur un spectacle bien contraire au sens moral de ses lecteurs, celui du sort cruel réservé aux personnages qui sont pétris d’illusions. Le Corbeau est dépouillé de son bien par le flatteur, la Grenouille qui croit pouvoir sortir de sa condition éclate sous les yeux du Bœuf indifférent et du lecteur, la Cigale est condamnée à mort par son imprévoyance après la raillerie finale de la Fourmi.
Ainsi, selon Patrick Dandrey le monde représenté dans les Fables est « immoraliste, destructeur (d’illusions) et formateur de l’esprit plus que destiné à élever l’âme et à conduire l’enfant sur le droit chemin de la perfection ».
« Je chante les Héros dont Ésope est le Père »
Si La Fontaine parodie Virgile dans les premiers vers de sa dédicace au Dauphin, c’est à Homère que Taine le compare. « C’est La Fontaine qui est notre Homère », écrit-il avant d’ajouter : « il nous a donné notre œuvre poétique la plus nationale, la plus achevée et la plus originale ». Le manuel Le Tour de France par deux enfants, utilisé dans les classes de la Troisième République, présente aussi l’auteur comme un héros national, « un des écrivains qui ont immortalisé notre langue ».
Les Fables, depuis le XIXe siècle au moins, sont donc un « classique » de la littérature, appellation qui désigne a priori une œuvre digne, en raison de ses qualités esthétiques, d’accéder au patrimoine culturel de son pays. Ce serait donc pour cette raison qu’elles sont ancrées dans une culture scolaire, qui doit ouvrir les élèves à une culture commune.
Dans les faits, il semble qu’il faille inverser le rapport de cause à conséquence. De nos jours, la présence de La Fontaine dans les manuels ne se dément pas et tend même à se renforcer. En effet, Martine Courbin observe qu’à partir de 2008, La Fontaine est mentionné 19 fois dans un corpus de 7 manuels, contre 7 fois entre 2002 et 2008.
Les raisons de cette prolifération sont, selon elle, la mention explicite des Fables dans les programmes à partir de 2004. À titre de comparaison, Michel Schmitt ne relevait en 1991 que 19 fables dans un corpus de 116 manuels. On constate ainsi l’importance du rôle joué par l’institution scolaire dans la postérité des œuvres littéraires et donc dans le processus de leur « classicisation ».
Or, ce processus même opère un détournement de leur valeur littéraire au profit de ce qu’Alain Viala nomme leur « valeur d’échange » dans l’article « Qu’est-ce qu’un classique ». Les Fables deviennent un bien symbolique particulièrement précieux, parce que reconnu par toute une nation, « en un temps d’incertitudes politiques, économiques, idéologiques, quand les grands systèmes de référence vacillent ou s’effondrent, eux qui pouvaient distribuer des labels de valeur, face auxquels on adhérait ou contestait, mais du moins ils fournissaient un cadre de référence ».
Camille Delattre, Doctorante en Littérature, Université de Lorraine et Paola Tomarchio, Doctorante en littérature, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.