Et si les souffrances de l’enfance expliquaient les maladies chroniques de l’adulte ?
C’est l’hypothèse avancée au début des années 1990 par Vincent Felitti, responsable du département de médecine préventive au sein de la clinique Kaiser Permanente à San Diego, en Californie.
Depuis lors, bon nombre d’études tendent à le confirmer…
Une étude tremplin
Préoccupé par le constat récurrent d’abandon des participants à un programme de lutte contre l’obésité, Vincent Felitti cherchait à comprendre pourquoi. En 1993, il décide donc de lancer une étude par le biais d’entretiens auprès d’un peu plus de deux cents patients, dont une moitié est en surpoids, et l’autre sert de groupe témoin. L’objectif est alors d’explorer les liens entre d’éventuels événements de vie négatifs durant l’enfance, et la présence de troubles du comportement alimentaire et d’obésité à l’âge adulte. Or que constate-t-il ?
Les violences sexuelles et physiques, l’alcoolisme parental, la perte précoce des parents sont nettement plus fréquents chez les personnes obèses que dans le groupe témoin. De même que la dépression et les problèmes familiaux et de couple dans leur vie d’adulte. Souvent, dans leurs propos, ces patients rapportent que l’obésité constitue pour eux un dispositif de protection contre la sexualité, la nourriture permettant par ailleurs de compenser et de faire face à la détresse émotionnelle.
Ces résultats ont servi de tremplin à une étude de plus grande ampleur s’attachant à examiner les conséquences de formes multiples et concomitantes de maltraitances et de négligence pendant l’enfance. Plus précisément, les données de 17 000 personnes nées aux États-Unis entre 1900 et 1978 sont étudiées en détail, pour évaluer l’effet sur le long terme d’ACEs (Adverse Childhood Experiences) : des « événements vécus durant l’enfance, de sévérité variable et souvent chroniques, survenant dans l’environnement familial ou social d’un enfant, qui causent un préjudice ou de la détresse et perturbent ainsi la santé et le développement physique ou psychologique de l’enfant ».
Des événements très perturbants
Dans les premières études conduites sur les ACEs, sept catégories sont distinguées : les violences physiques, psychologiques, sexuelles, mais aussi des violences envers la mère, ou encore le fait de vivre dans un foyer où des personnes consomment des substances psychoactives, ont des troubles psychiques, ou ont fait de la prison.
Interrogeant des volontaires par questionnaire, les chercheurs en tirent un score de 0 à 7 rendant compte de l’effet cumulatif des ACEs. Ce score est ensuite mis en parallèle avec les données se rapportant à l’évaluation médicale des participants. L’étude américaine du Kaiser Permanente de San Diego révèle ainsi que plus une personne subit d’expériences traumatisantes durant l’enfance, plus elle est susceptible de présenter des facteurs de risque, et donc de souffrir à l’âge adulte de problèmes de santé pouvant conduire au décès.
Parmi les facteurs de risque, figurent le tabagisme, l’obésité grave, l’inactivité physique, l’humeur dépressive, les tentatives de suicide, l’alcoolisme, toutes formes de toxicomanie, y compris parentale, mais aussi un nombre élevé de partenaires sexuels au cours de la vie et des antécédents de maladies sexuellement transmissibles. Les causes de décès, elles, incluent la cardiopathie ischémique, les cancers, l’accident vasculaire cérébral, la bronchite chronique ou l’emphysème, le diabète, les hépatites, etc.
Ajoutons qu’au début des années 2000, la liste des expériences négatives de l’enfance s’est élargie pour inclure la négligence émotionnelle, la négligence physique et la séparation ou le divorce des parents. Depuis, les études ne cessent de l’étendre, pour suivre au mieux tous les événements traumatisants que peuvent vivre les enfants et les adolescents. En mettant à jour bon nombre de liens avec des maladies chroniques de l’adulte, notamment dans le registre des troubles métaboliques.
Des risques accrus de troubles métaboliques
Confirmant les premières observations de l’équipe de San Diego (Californie), une étude conduite en Finlande a ainsi montré en 2009 que des enfants ayant dû faire face à l’adversité étaient exposés une fois adultes à un risque accru de diabète de type 2 et d’obésité, mais aussi d’hypertension.
Une étude canadienne a ensuite mis en évidence l’existence d’un lien entre ACEs et présence à l’adolescence d’un rythme cardiaque, d’un indice de masse corporelle (IMC) et d’un tour de taille significativement plus élevés. Peu après, une étude britannique a confirmé le lien avec l’obésité : d’après ses résultats, les personnes confrontées à des ACEs ont 1,36 fois plus de risques de devenir obèses une fois adultes.
À ces données s’ajoutent celles d’une étude prospective menée en Nouvelle-Zélande, et pointant l’association entre les expériences traumatisantes de l’enfance et la présence au début de l’âge adulte d’une série de facteurs de risque, notamment sur le plan métabolique (surpoids, hypertension, hypercholestérolémie, etc.).
Notons par ailleurs qu’un lien a été établi entre maltraitance des enfants et présence ultérieure de troubles gastro-intestinaux, qui est à mettre en perspective avec les critères diagnostiques du trauma complexe. Les troubles intestinaux font en effet partie des symptômes qui peuvent (et doivent) alerter le clinicien quant à la présence possible durant l’enfance de violences ou de maltraitance.
Enfin, il a été montré que le nombre d’ACEs augmente à l’âge adulte la probabilité d’hospitalisation pour une maladie auto-immune.
Des pathologies surreprésentées
Les liens que nous venons d’évoquer ne sont pas retrouvés dans toutes les études. Mais différentes variables (sexe, fréquence des ACEs, gravité…) pourraient l’expliquer, comme en témoigne une étude menée il y a une dizaine d’années auprès d’infirmières américaines : d’après ses résultats, plus les abus physiques ou sexuels dont elles ont été victimes pendant l’enfance ou l’adolescence sont graves (étant entendu que juger de la gravité de certains ACEs est une option discutable), plus elles sont susceptibles de souffrir d’hypertension.
De fait, voilà quatre ans, une revue systématique des études sur le sujet parue dans le _Lancet_a mis en lumière la force du lien entre les ACEs et la surreprésentation de certaines pathologies ou comportements chez l’adulte.
Les résultats de cette méta-analyse nous révèlent que les comportements tabagiques et alcooliques sont fortement liés à la présence d’ACEs. On note, aussi, que les cancers, les maladies cardiovasculaires ou les maladies respiratoires semblent surreprésentés chez les victimes devenues adultes.
Le lien est encore plus net s’agissant des comportements sexuels à risque ou de la probabilité de développer une pathologie mentale – avec un effet cumulatif : avec quatre ACEs et plus, le risque de souffrir d’infections sexuellement transmissibles (IST), de cancers, de maladies du foie ou de l’appareil digestif est plus élevé. Enfin, le lien avec les ACEs est également avéré pour les addictions aux drogues, mais aussi les violences intrafamiliales et psychosociales.
Pour conclure, ces données témoignent de l’importance du dépistage d’un vécu d’adversité durant l’enfance. Une maladie chronique n’est pas le simple fait du hasard. Et parmi ses nombreux facteurs de risque, on doit y associer les expériences négatives de l’enfance. Si en psychologie les ACEs constituent depuis longtemps un champ de recherches, il y aurait tout intérêt pour la médecine à s’en saisir : il y a urgence à mieux comprendre en quoi les maladies chroniques peuvent en partie constituer l’expression « incarnée » de la souffrance de l’enfant et de l’adolescent que nous avons tous été.
Cyril Tarquinio, Professeur de psychologie clinique, Université de Lorraine et Camille Louise Tarquinio, Doctorante en Psychologie, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.