Quels objectifs poursuit ce qu’on appelle l’écriture inclusive ? Pour l’essentiel, cette écriture vise à rendre les femmes davantage visibles, en indiquant explicitement leur présence, et à mettre fin à la supposée domination du masculin grammatical
Sur le plan linguistique et sociolinguistique, on peut distinguer trois volets qui nous renseignent sur le traitement que l’école devrait leur réserver.
Noms de professions : une féminisation à intégrer
Depuis près d’un demi-siècle, les organismes officiels en matière de langue préconisent d’utiliser des mots au féminin pour désigner une ou des femmes : on dira ainsi une avocate et non un avocat ; les substitutes et non les substituts ; pour la diplomate, Madame l’Ambassadrice et non Madame l’Ambassadeur ; etc.
En effet, si la très grande majorité des noms qui désignent des femmes sont depuis toujours au féminin (fermière, chanteuse, marchande, monitrice, régente…), les secteurs où les femmes ont longtemps été minoritaires, les postes à responsabilité, l’armée, le monde de la justice, etc. opposaient (et opposent encore parfois) certaines résistances. Mais les sociétés évoluent, les femmes accèdent à toutes les fonctions, et utiliser un mot au masculin pour les désigner contrevient au principe général de la langue.
Cette féminisation concerne le lexique, qui est aussi employé à l’oral. Les règles de féminisation sont bien intégrées par les enfants dès leur plus jeune âge. Des guides sont disponibles. Elles ne posent aucun problème à l’écrit, et l’école ne devrait avoir aucun mal à en intégrer l’apprentissage.
Bannir les expressions sexistes
Un certain nombre d’expressions peuvent être considérées comme sexistes, parce qu’elles présentent de manière déséquilibrée la répartition des rôles entre les hommes et les femmes. C’est le cas du panier de la ménagère ou de en bon père de famille, qu’on peut facilement remplacer par des formulations neutres, comme le panier du ménage ou en personne responsable.
Une expression particulièrement controversée aujourd’hui, et à juste titre, est celle qui décrit l’accord de contents dans, par exemple, Pierre et Élisa sont contents : « Le masculin l’emporte sur le féminin. » La formulation de la règle est assurément navrante. Elle permet à certains des transpositions inadéquates, hors du cadre de la grammaire, où les hommes « l’emporteraient » sur les femmes. Mais quand la formulation d’une règle est sexiste, ce qu’il faut changer, c’est la formulation, pas la règle.
Ce n’est d’ailleurs plus ainsi que s’expriment les manuels de français, la plupart se bornant à dire : « L’accord se fait au masculin. » La formule continue néanmoins à circuler, mais plus aucun enseignant, plus aucun parent ne devrait l’utiliser.
L’école a un rôle à jouer dans la dénonciation des idéologies qui sous-tendent certaines façons de s’exprimer, et dans la diffusion de substituts irréprochables.
Le masculin pluriel : inclusif ou exclusif ?
Ce que le grand public entend souvent par « écriture inclusive », ce sont les indications explicites de la présence d’hommes et de femmes, au travers, notamment, de doublets complets (les enseignants et les enseignantes) ou abrégés selon différents moyens graphiques (les enseignant(e)s, les enseignant/e/s, les enseignant-e-s, les enseignant·e·s, les enseignantEs…).
Ces choix se répercutent sur les accords, où les deux genres devraient figurer systématiquement : une phrase comme Tous les agriculteurs sont concernés serait alors réécrite sous la forme Tou-te-s les agriculteurs et agricultrices sont concerné-e-s. De même pour les anaphores : au lieu du pronom ils dans Anne et François viendront, mais ils arriveront en retard, on aurait elle et lui ; au lieu de … les riverains. Ceux-ci recevront…, on aurait … les riverain·e·s. Ceux-ci et celles-ci recevront….
Pour contourner à la fois le masculin et les doublets, on peut recourir à des solutions comme les suivantes :
- choisir des mots épicènes (qui ont la même forme aux deux genres) : les profs et les titulaires d’un abonnement, par exemple, au lieu de les enseignants et les abonnés…
- préférer les noms collectifs : le corps enseignant au lieu de les enseignants ; la population migrante pour les migrants…
- des formulations sans marque de genre : Si vous déposez votre candidature, on vous informera… est préféré à Les candidats seront informés…
Les partisans de l’écriture inclusive proposent aussi des néologismes pour fusionner en une seule forme un mot au masculin et un mot au féminin : toustes pour tous et toutes ; iels pour ils et elles ; agriculteurice pour agriculteur et agricultrice…
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Dans les différents cas, ce qu’ils remettent en cause, c’est la possibilité pour le masculin de pouvoir renvoyer aussi à une ou à des femmes. Cependant, dans la langue française, rappelons qu’il faut distinguer au moins deux situations :
1. Masculin exclusif
Derrière les noms maçons ou soudeurs, nous imaginons sans doute spontanément des hommes. Même chose si l’on dit Nos voisins portaient une moustache. Nous interprétons le masculin selon notre connaissance du monde. Celle-ci nous indique que seuls les hommes portent une moustache et que les maçons et les soudeurs se recrutent essentiellement parmi les hommes. On dira que le masculin, dans de tels emplois, est exclusif. Il pourrait être utile, dans certains contextes notamment dans des offres de formation ou d’emploi, d’indiquer que l’on parle à la fois d’hommes et de femmes, avec la double mention soudeurs et soudeuses.
2. Masculin inclusif
Comparons les exemples évoqués ci-dessus avec l’annonce en gare Les voyageurs pour Paris doivent se rendre sur le quai 3. Le masculin de voyageurs occulte-t-il vraiment la présence de femmes ? Imaginons-nous vraiment lorsque nous recevons l’annonce que les voyageuses devraient aller ailleurs ? Et pour rendre les femmes visibles, doit-on vraiment dire les voyageurs et les voyageuses ou les voyageureuses ? Dans Les lecteurs doivent rapporter les livres empruntés ; Les étudiants sont en période d’examen, on désigne évidemment, à travers les mots lecteurs et étudiants des groupes mixtes, composés d’hommes et de femmes.
C’est, ici aussi, notre connaissance du monde qui nous guide dans cette interprétation englobante du masculin. Le masculin est alors inclusif, il permet de désigner des ensembles mixtes, et il en est ainsi depuis la naissance du français. Autrement dit, c’est dans une analyse très sommaire du fonctionnement de la langue qu’on peut penser que le masculin grammatical renvoie systématiquement à des hommes seulement.
Contexte scolaire
Les nouvelles formes se révèlent par ailleurs problématiques à plus d’un égard, notamment pour l’école.
Les exemples l’indiquent à suffisance, l’adoption de ces nouvelles normes se traduit par un plus grand écart entre l’oral et l’écrit : comment lit-on à voix haute Certain-e-s employé-e-s communaux-ales sont mécontent-e-s ? Cela engendre aussi une complexification évidente des règles orthographiques, alors que les modifications proposées sont loin d’être stabilisées et qu’elles entrent en conflit avec les normes ordinaires.
Si on sait qu’une proportion importante d’enfants – plusieurs recherches sont là-dessus convergentes – maitrisent mal les accords orthographiques en genre et nombre à l’entrée dans le secondaire, on peut pressentir que les nouvelles formes seront moins libératrices que génératrices de difficultés accrues, et donc d’exclusion.
La lecture de textes avec de nombreuses formes doubles se trouve également complexifiée. Or plusieurs enquêtes internationales indiquent qu’en Belgique et en France, à 10 ans, et encore à 15 ans, les élèves restent nombreux à rencontrer des difficultés dans la compréhension de textes.
Parce qu’elles compliquent les tâches de décodage lors de la lecture, les nouvelles normes risquent d’alourdir ces déficits et d’exclure de la communication écrite encore plus d’enfants, mais aussi, parmi les adultes, ceux qui ont des rapports tendus avec l’écrit.
Pour la rédaction, les procédés qui permettent de contourner le masculin et les doublets ne sont souvent pas à la portée du plus grand nombre. Écrire un texte clair, précis et stylistiquement satisfaisant pourrait devenir l’apanage d’une élite, et la rédaction appropriée d’un texte (une lettre, un post, un courriel…) serait ressentie comme un objectif inaccessible par bon nombre de personnes.
Dans les trois volets distingués ici, les intentions des partisans de l’écriture inclusive sont dictées par un même souci d’assurer une meilleure égalité des hommes et des femmes. Dans les deux premiers, les changements linguistiques souhaités ne rencontrent pas de réels obstacles, si ce n’est la résistance habituelle de beaucoup aux innovations.
Dans le troisième, en revanche, le projet démocratique se heurte à un autre objectif tout aussi démocratique : assurer un accès égal de tous, femmes et hommes, petites filles et petits garçons, à la pratique de la langue. Or, en voulant atteindre le premier, on risque sérieusement de handicaper la poursuite de l’autre. Inclure sans exclure, serait-il si difficile ?
Anne Dister, Chargée de cours en linguistique française à l’Université Saint-Louis – Bruxelles, AUF (Agence Universitaire de la Francophonie); Dominique Lafontaine, Professeure en sciences de l’éducation, Université de Liège et Marie-Louise Moreau, Professeure émérite de l’Université de Mons, AUF (Agence Universitaire de la Francophonie)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Photo de couverture : Les doublets, complets (enseignants et enseignantes) ou abrégés (les enseignant(e)s, les enseignant/e/s) , sont l’une des formes emblématiques de l’écriture inclusive. (Photo à Fontenay-sous-Bois, 2018). Wikimedia Commons, CC BY-SA