La profession qu’exercent les actifs ne correspond que dans un tiers des cas au domaine de formation qu’ils ont suivie. Dès lors, quelle valeur accorder exactement aux diplômes ?
Dans une société où l’égalité entre tous est un principe fondamental, mais où les « places » sont dotées d’avantages très inégaux (en termes de salaires, de conditions de travail…), il s’agit de répartir celles-ci de sorte que la hiérarchie des emplois soit considérée par tous comme légitime. C’est un véritable challenge.
On s’accorde sur le fait qu’allouer les postes selon les compétences est à la fois juste et efficace. Mais évaluer la compétence n’a rien d’évident et l’institution scolaire se voit confier cette responsabilité, concrétisant ses jugements par un diplôme.
On peine à imaginer comment l’on procéderait sans ce classement par diplômes : que les places soient héritées ou tirées au sort, la société paraîtrait encore plus injuste… Cependant, ces verdicts scolaires restent-ils pertinents dans un contexte où le niveau des qualifications progresse bien plus vite que celui des emplois ?
Le diplôme comme garantie de qualification ?
Les diplômes sont censés garantir la « vraie » valeur professionnelle des personnes. Tout particulièrement en France. À la fin des années 1960, des experts ont construit des nomenclatures appariant le niveau des études et la qualification des emplois. Même si elles ont été revues en 2019, ces nomenclatures valent encore aujourd’hui pour l’accès aux concours, mais aussi comme référence commune, invitant à considérer comme normal qu’on accède à des emplois de cadres à partir du niveau II (licence, aujourd’hui niveau 6), qu’on devienne employé ou ouvrier qualifié quand on est doté d’une formation de niveau V (CAP-BEP, aujourd’hui niveau 3), etc.
Ce faisant, on suppose implicitement que certains types de formation sont nécessaires pour occuper un poste, que les années d’études dotent de compétences directement professionnelles, avec pour conséquence que les personnes sans diplôme ne pourraient occuper que des postes étiquetés comme non qualifiés. Cette démarche ancre dans les esprits l’idée qu’un diplôme qualifie forcément pour un emploi, qu’un diplôme de tel niveau débouche sur un emploi de tel niveau, selon un « adéquationnisme » démenti par les faits.
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En effet, le décalage important entre l’élévation spectaculaire des niveaux de formation et la croissance moins marquée du niveau de qualification des emplois ébranle la validité de ces relations d’équivalence entre diplôme et emploi. Ce qu’on obtient avec un diplôme, sa valeur marchande donc, tend donc à baisser avec le temps, selon l’abondance de ce diplôme au regard des emplois censés y correspondre.
Et du fait de l’élévation du niveau de diplôme, les mêmes emplois sont pourvus à des niveaux de diplômes plus élevés : en trente ans, le pourcentage de personnes dotées d’au moins un bac est passé, par exemple, de 0 à 23 % chez les ouvriers non qualifiés. Peut-on vraiment considérer ces emplois comme non qualifiés, et les personnes sans diplôme comme dépourvues de toute qualité ?
Par ailleurs, moins de la moitié des étudiants s’insère dans son domaine de formation et, dans l’ensemble de la population, la profession exercée ne correspond à la formation reçue que dans un tiers des cas.
Ces décalages effritent la confiance que l’on peut avoir envers les diplômes. Certes, ils restent « rentables » : le taux de chômage diminue au fur et à mesure que le diplôme s’élève et, inversement, le salaire est plus important. Et c’est bien pour cela que la course aux parcours scolaires qui débouchent sur les plus rentables d’entre eux est si féroce…
Mais cela interroge sur ce dont atteste vraiment le diplôme : une compétence technique, un « capital humain », comme le voudraient nombre d’économistes ? Ou serait-ce avant tout, comme le défendent certains autres, le signal d’un ensemble relativement flou de qualités pas forcément garanties par leur diplôme : dynamisme, motivation, ou plus largement tout ce qu’on désigne à présent sous l’étiquette de « soft skills »…
Face à des jeunes que les diplômes, plus répandus, permettent moins de distinguer, les employeurs valorisent une gamme plus ouverte de compétences ; ce peut être aussi pour tenir compte des évolutions de certains emplois. En tout cas, la valorisation des compétences spécifiques à certaines tâches ou situations professionnelles brouille une fois de plus l’adéquation entre diplôme et qualification qui semblait en quelque sorte garantie.
Le diplôme comme gage de reconnaissance…
Mais la défense de la valeur des diplômes et de l’adéquation entre la formation et l’emploi n’est pas seulement une rhétorique économique ; elle sert les intérêts corporatistes de certains groupes professionnels. Sans qu’il soit besoin de faire des conjectures sur ce que le diplôme est censé certifier, celui-ci fonctionne simplement, dans de nombreux cas, comme une exigence formelle requise pour accéder à un emploi.
Nécessaire et suffisant, le diplôme constitue alors à la fois une barrière et une garantie pour des droits et des avantages négociés par les milieux professionnels. Il protège ceux qui sont dotés du diplôme adéquat et exclut tous les autres. Le contenu « technique » précis du diplôme importe moins que sa valeur distinctive et exclusive.
Cela permet de préserver la cohésion du groupe professionnel en recrutant des personnes formées à « la même école », ce qui garantit une complicité, gage d’une proximité culturelle et d’une confiance réciproque, des considérations sociales d’autant plus importantes que les compétences techniques exigées par les postes sont vagues.
Au-delà de sa valeur technique, fonctionnelle (qui peut être plus ou moins importante), le diplôme a une valeur symbolique elle aussi plus ou moins grande. La valeur du diplôme, c’est toujours plus ou moins la valeur du diplômé : c’est ainsi que la valeur du diplôme au moment de l’insertion est modulée par l’origine sociale ou le genre. Ainsi, les jeunes filles dotées d’un diplôme dans des professions considérées comme « masculines » auront souvent du mal à faire reconnaître leur compétence. Autre exemple : on recrutera un polytechnicien même si ses connaissances élevées en mathématiques ne sont d’aucune utilité, parce qu’on sait la sélection qu’il a surmontée. C’est ce que Pierre Bourdieu appelait « la fonction de consécration du diplôme ».
Par conséquent, la valeur du diplôme n’est pas toujours indexée sur des compétences, mais autant ou plus sur les qualités tout autres qu’il est censé certifier…
C’est ce halo de représentation qui, au-delà de la valeur technique du diplôme, lui donne une valeur symbolique. Et comme pour tout bien symbolique, cette valeur n’existe et ne se maintient que parce qu’on y croit, tant qu’on y croit…
D’un côté, la valeur marchande du diplôme sur le marché du travail est relativement incertaine, et dépend, outre du rapport entre profil des diplômés et profil des postes, de la conjoncture économique. De l’autre, sa valeur symbolique s’en trouve elle aussi effritée. Mais le diplôme n’en certifie pas moins, jusqu’à aujourd’hui et dans notre pays, la valeur de la personne tout en légitimant la hiérarchie sociale.
Non sans « dégâts collatéraux », notamment une course aux diplômes qui rend foncièrement utilitaristes les élèves en écrasant la dimension éducative des études et qui conduit à considérer comme sans valeur toutes les compétences autres que scolaires dont font preuve, dans leur travail, ces « non qualifiés » que l’école a jugé incompétents…
À cet égard, la montée de la notion de compétence et la multiplication des formations sur le tas ou au fil des carrières, qui désagrègent en quelque sort l’idée même d’une qualification valable pour la vie et quelles que soient les tâches (ce que prétendait garantir le diplôme), constituent des évolutions intéressantes. Sans imaginer qu’on puisse se passer de diplômes, il faut sans doute relativiser leur emprise.
Marie Duru-Bellat, Professeure des universités émérite en sociologie, Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS), Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
