Conscientes de la nécessité de féminiser leurs effectifs, de nombreuses entreprises ont mis en place toute une palette d’outils. Trop souvent, ces outils sont issus de la culture qui prévalait jusque-là en leur sein, soit une vision patriarcale de la réussite et du pouvoir. Une femme qui réussit est-elle forcément une femme qui occupe la place d’un homme ? « Spoil » : c’est plus complexe !
Depuis leur création, les réseaux féminins des entreprises du SBF120 se sont investis dans les sphères organisationnelles et politiques, facilitant ainsi l’accès des femmes cadres à l’élite économique, mettant en lumière les inégalités au sommet, et faisant du « plafond de verre » un sujet de débat public. Le dernier palmarès des instances dirigeantes en témoigne : la représentativité des femmes dans les postes de pouvoir ne cesse d’augmenter.
Pourtant, derrière les nombreuses initiatives des réseaux féminins en matière d’égalité se dissimulent des dynamiques qui reproduisent les mêmes inégalités qu’ils prétendent combattre. C’est ce que montre notre étude sur un réseau féminin d’une grande entreprise du SBF120. L’entreprise, dont nous préservons l’anonymat pour des raisons éthiques liées à notre démarche de recherche, a accueilli l’une des autrices à une période où sa division recherche et développement venait de créer une cellule de sociologie, marquant une ouverture historique vers des thématiques de recherche en sciences sociales. L’objectif de ses travaux était de mieux comprendre les mécanismes de reproduction de l’ordre social, témoignant d’une volonté d’intégrer la critique dans les réflexions du groupe.
L’étude révèle que les objectifs de féminisation des postes de cadres et les dispositifs mis en place pour y parvenir – comme les formations dédiées aux femmes – restent enfermés dans des logiques patriarcales. https://www.youtube.com/embed/aAE68kcWO2w?wmode=transparent&start=0
Un indicateur qui valorise un modèle de carrière « masculin »
S’il y a un indicateur suivi de très près dans l’organisation étudiée, et plus largement dans celles du SBF 120, c’est le pourcentage de femmes cadres par rapport aux hommes cadres, par classification de poste. Il en ressort que ce pourcentage diminue au fur et à mesure que la classification des postes s’élève. L’objectif du réseau féminin est donc clair : réussir à augmenter la présence des femmes dans les postes de pouvoir.
Cependant, derrière cet objectif louable se cache une logique patriarcale. En effet, l’indicateur sur lequel se focalise le réseau se calcule à partir d’un modèle de classification des postes cadres de l’entreprise qui repose sur des critères de maximisation : plus un cadre gère des effectifs importants, produit du chiffre d’affaires, et gère des budgets conséquents, meilleure sera sa classification.
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Or, cette classification elle-même, renforce un modèle de carrière, celui d’un travailleur idéal « masculin », prêt à être hyper mobile et hyper investi pour atteindre ces critères de maximisation. Ce modèle est dit « masculin » dans la mesure où il a été historiquement conçu pour des hommes de pouvoir qui étaient libérés des contraintes du travail reproductif – les activités non rémunérées liées aux soins et à la gestion du foyer, essentielles au bien-être quotidien et à la reproduction de la force de travail. L’indicateur contribue alors à comprendre l’égalité comme une exigence pour les femmes de s’adapter et de réussir dans un système déjà établi, basé sur des normes et attentes historiquement masculines, sans remettre en question cette structure patriarcale.
Cette approche quantitative invisibilise aussi les inégalités vécues par les populations qui n’entrent pas dans ces classifications de postes comme celles et ceux qui préfèrent évoluer comme expert plutôt qu’en tant que manager ; ou celles et ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas se conformer au modèle de carrière valorisant l’ascension hiérarchique. Les populations non-cadres-femmes et hommes- sont, par exemple, exclues de cette quantification alors qu’elles rencontrent des carrières plates et que leur propre plafond de verre se situe entre le passage du statut d’employé à cadre.
Responsabiliser les dirigeants
Les dirigeants de l’entreprise sont aussi responsabilisés sur cette féminisation des postes de pouvoir : ils doivent rendre des comptes sur l’atteinte ou non de l’objectif et proposer des actions correctives. Face à des structures sociétales qui découragent l’orientation des femmes vers des postes de pouvoir – en particulier dans des secteurs ou divisions historiquement masculines – les dirigeants de notre étude se plaignent de ne pas avoir de candidates, comme Jérémy, qui nous confie :
« J’aimerais recruter plus de femmes aux postes stratégiques, mais je n’ai pas de candidatures, alors comment je fais ? »
Ils usent alors de stratégies court-termistes pour passer l’indicateur au vert, comme celle qui consiste à opter pour des stratégies de recrutement externes ou comme celle que François décrit ici :
« La réalité, c’est que ce sont toujours les femmes qui se trouvent confrontées à devoir gérer la carrière et la famille […] Quand je vois qu’il y a une inégalité dans une classe et que j’ai des femmes qui atteignent leurs 40 ans, je vais les chercher deux classes plus bas (…) Et je n’attends pas qu’elles postulent sur le poste. Je vais les chercher moi-même. »
Dans ce contexte, la notion de classe fait référence à un niveau hiérarchique ou de responsabilité dans un système de classification d’emplois qui détermine la rémunération et le statut des employés. François opte pour des méthodes de contournement qui ne bénéficient néanmoins qu’à une poignée de femmes parce qu’elles mènent à traiter les symptômes – l’inégalité d’accès aux postes de pouvoir – au détriment d’une réflexion de long terme sur les obstacles structurels à la féminisation : pourquoi les femmes avant 40 ans ne souhaitent-elles pas être promues ? Pourquoi y a-t-il un manque de femmes après une certaine classe ? Pourquoi les femmes ne postulent-elles pas ?
Former les managers à l’égalité : une question de performance ?
L’étude montre également que, comme dans les autres entreprises du SBF120, les actions pour féminiser les postes dans cette entreprise sont motivées par une logique de performance financière. Dans les formations destinées aux managers pour les sensibiliser aux enjeux de l’égalité professionnelle, les dirigeants s’appuient sur des études menées par de grands cabinets de conseil pour affirmer que la mixité femmes-hommes améliore la performance globale de l’entreprise en apportant des idées nouvelles et en renforçant la productivité. Plus précisément, la formation proposée aux managers de l’entreprise souligne qu’il est nécessaire de promouvoir des femmes parce qu’elles viennent compléter les hommes : elles sont source « d’échanges plus fructueux et plus riches », et apportent d’autres « approches et manières d’appréhender le monde et nos marchés », susceptibles d’améliorer la performance financière de l’organisation.
En faisant de l’égalité une question de rentabilité, cette approche renforce l’idée que les femmes doivent prouver leur utilité au sein d’un système dominé par des critères économiques, souvent définis par et pour les hommes. Cela perpétue la logique patriarcale, dans laquelle l’inclusion des femmes n’est justifiée que si elle sert les intérêts financiers de l’organisation.
Former les femmes ou renforcer les stéréotypes de genre ?
Le réseau féminin de notre étude propose aussi des formations pour permettre aux femmes de progresser hiérarchiquement dans l’entreprise. Ces formations sont censées leur donner les clés pour naviguer dans les complexités de la vie professionnelle et personnelle afin d’atteindre des postes de direction. Mais l’étude montre que ces formations, loin de remettre en question les structures patriarcales, les renforcent. https://www.youtube.com/embed/3r96YH-SbLQ?wmode=transparent&start=0 France 24 – 2021.
Par exemple, certaines formations valorisent les « qualités féminines » comme l’empathie ou la coopération, tout en soulignant qu’elles viennent « compléter » les qualités masculines comme la prise de risque ou la compétitivité. Plutôt que de présenter les qualités comme étant propres à chacune et chacun, ce type de discours perpétue les stéréotypes de genre et rassoit l’homme comme référence. Les femmes ne sont pas vues comme importantes en tant que telles mais réduites à être un complément des hommes. D’autres formations partent aussi du principe que c’est de la responsabilité des femmes de réussir à gérer la conciliation entre leur vie privée et leur vie professionnelle. C’est le cas dans l’un des programmes proposé et conçu pour « aider les jeunes professionnelles à se préparer aux défis et aux choix de la trentaine, une période pendant laquelle une majorité de femmes essaie de réconcilier famille et carrière ».
Il est révélateur qu’aucune formation similaire ne soit proposée aux jeunes hommes professionnels dans l’organisation. Les hommes ne sont donc pas incités à partager les responsabilités familiales, renforçant ainsi l’idée que le travail reproductif ne reviendrait qu’aux femmes. D’autres formations enfoncent un peu plus le clou et poussent les femmes à comprendre et intégrer les règles du jeu organisationnel. Elles sont enjointes à « surmonter leurs obstacles intérieurs », à « éviter certaines erreurs ». Ces messages individualisent la responsabilité : ils sous-entendent que ce sont les femmes qui font des erreurs et que c’est à elles de s’adapter aux exigences, alors même que le problème est structurel.
Notre étude révèle in fine que les dispositifs de féminisation, tels qu’ils sont mis en place, ne suffisent pas à briser les structures patriarcales qui perpétuent les inégalités. Les initiatives des réseaux féminins créent une illusion de progrès, tout en reproduisant les mêmes schémas inégalitaires. Dans le contexte des entreprises, il est nécessaire de repenser en profondeur les modèles de travail et de carrière. Cela nécessite aussi de remettre en question nos rapports aux normes de genre en société.
Ludivine Perray-Redslob, Professeure associée en comptabilité, EM Lyon Business School et Nathalie Clavijo, Docteure en sciences de gestion, TBS Education
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.