Si vous choisissez le Pathé Palace, dans le quartier de l’Opéra, à Paris, pour votre prochaine séance de cinéma, il vous en coûtera 25 euros. L’apparition de ces salles « premium » répond à deux objectifs : renouveler les publics et en capter de nouveaux en réinventant le spectacle cinématographique « haut de gamme ». Mais est-ce vraiment une stratégie gagnante ?
Une étude du CNC publiée en mai 2022 le soulignait déjà : le coût de la sortie au cinéma reste le principal frein à aller voir un film en salle. Alors, comment expliquer que dans le même temps des circuits, au premier rang desquels Pathé, qui fait figure de pionnier en France, mais aussi des exploitants indépendants, se lancent dans l’ouverture de salles luxueuses – comme le Pathé Palace à Paris, ouvert en juillet – affichant des tarifs jugés stratosphériques (de 15 à 25 €), lorsque le prix moyen du billet de cinéma est de 7,20 € ?
Dans un article paru en septembre 2023, je défendais l’hypothèse, à priori paradoxale, que la pérennité du cinéma en salles, activité culturelle éminemment populaire, passait entre autres stratégies d’innovation, par la création de salles dites « premium ». Ces cinémas se caractérisent par leur niveau de confort, le luxe de leur aménagement, leurs performances technologiques, et des services censément privilégiés proposés avant ou pendant la séance. Elles visent à renouveler les publics et en capter de nouveaux en réinventant le spectacle cinématographique « haut de gamme ». Mais tout cela a un coût, celui de l’innovation, avant d’avoir un prix, celui que vous serez prêts à payer… ou pas.
La double stratégie d’innovation des salles de cinéma « premium »
A la lumière de quelques récentes ouvertures (la salle Ōma à Mougins dans les Alpes-Maritimes, et à Paris la salle « Inifinite » du Grand Rex, ainsi que les Pathé Parnasse et Pathé Palace), les salles « premium » répondent à une double stratégie d’innovation : la réinvention du lieu cinéma autour du confort et du prestige du spectacle cinématographique d’une part, la réinvention du lieu cinéma autour d’une offre étendue de services fortement différenciant socioculturellement (y compris le prix) d’autre part.
Le premier axe stratégique, autour du confort et du prestige, n’est que partiellement innovant : il se distingue surtout par le concentré, dans un même lieu, de toutes les technologies les plus performantes à ce jour (projection laser, Dolby Vision, son Dolby Atmos, écran cinéma RealD, écran LED Onyx), des agencements les plus confortables et luxueux, et la promesse d’une expérience attendue à coup de superlatifs. La réelle innovation se joue plutôt sur la dimension prestige : très contrainte dans un bâtiment préexistant, elle viendra de la possibilité de repenser l’architecture même de la salle de cinéma pour en faire un lieu à nul autre pareil : c’est en partie le cas du Pathé Palace, l’ancien cinéma Paramount intégralement reconstruit autour d’un impressionnant puits de lumière. Mais c’est surtout le cas de l’Ōma Cinéma de Mougins, qui réinvente le « théâtre cinématographique » dont l’intérieur est agencé sous forme de loges réparties sur toute la hauteur de la salle, à équidistance de l’écran.
Le deuxième axe stratégique, fondé sur des services à forte valeur ajoutée, n’est pas davantage une innovation en soi. De nombreux cinémas non « premium » disposent de bars et de distributeurs de boissons et snacks, consommables en salles. C’est plutôt sur le mode de distribution de ces services que les salles « premium » tentent sinon d’innover, du moins de prendre de l’avance : réservations en ligne couplant billets et « Food & Beverage », restauration servie à la place, espace-bar exclusif à la salle et accessible pendant la séance. Le Pathé Palace propose en outre un service de conciergerie comparable à celui d’un hôtel, un bar à vin, ainsi qu’un espace dédié aux enfants, équipés de distributeurs de confiseries […] et de poufs multicolores.
Les premières observations du cas Ōma Cinéma
Confirmant la réelle dimension innovante de la salle, ouverte en mai 2024, le public des Balcons de Mougins plébiscite les loges : leur taux d’occupation dépasse les 60 % sur les 5 premières semaines d’exploitation, et elles sont réservées plusieurs jours à l’avance par des spectateurs réguliers et assidus. Les exploitants ont noté que des spectateurs sont revenus plusieurs fois dans la même semaine, pour apprécier le même film des différents points de vue qu’offre chacune des loges par rapport à l’écran. Si l’effet de nouveauté en est la principale raison, de nombreux spectateurs demandent à voir le film dans la salle Ōma exclusivement (le cinéma dispose de deux autres salles « traditionnelles »), et le choix du public occasionnel d’aller au cinéma semble déterminé par la salle et l’expérience particulière qu’elle procure.
L’engouement pour la salle Ōma a eu un impact positif sur les recettes de boissons et snacks, avec une montée en gamme des consommations (vin, macarons, mais aussi le champagne, devenu le 4e produit le plus vendu). Enfin, on note que les spectateurs prennent beaucoup de photos de la salle, de son entrée et de son espace-bar, et les partagent sur les réseaux sociaux, contribuant au marketing du cinéma et à la constitution d’une communauté qui lui est attachée. Naturellement, ces quelques observations empiriques ne valent pas bilan. Elles fournissent en revanche quelques pistes de réflexion sur le futur des salles « premium ».
Le double défi de la programmation et du prix
Si nous avons relativisé la dimension réellement innovante des cinémas « premium », ce n’est pas pour en dévaloriser la nouveauté, mais bien pour identifier les véritables défis qui conditionneront leur pérennité économique, une fois l’effet découverte passé, et leur public clairement identifié.
La technologie, rapidement banalisée, n’y a qu’une part relative, d’autant que les spectateurs ne perçoivent pas nécessairement la différence de qualité d’image et de son entre tous les procédés. Le confort, digne du salon chez soi, renvoie précisément à… « chez soi », et aux mêmes facilités de se mouvoir et de se restaurer pendant le film.
C’est donc bien sur la composante prestige que les salles « premium » devront se différencier durablement, par la singularité du lieu (notamment de leur architecture), mais aussi par leur programmation. Or, si aujourd’hui cette programmation privilégie le cinéma à grand spectacle, elle ne se distingue guère de celle des autres cinémas, y compris dans l’offre de spectacles vivants sur grand écran. Il reste à faire de la salle « premium » un cinéma d’avant-premières permanentes, qui font l’évènement, pour du grand spectacle comme pour du cinéma d’auteur et des films de patrimoine.
Et aussi paradoxal, voire provocateur, que cela puisse paraître, cette différenciation se fera par le prix, celui d’une attente culturelle « haut de gamme ». De ce point de vue, le Pathé Palace se distingue par une politique particulièrement audacieuse (et immédiatement décriée sur les réseaux sociaux), en imposant un seul tarif, 25 € (9,50 € pour les moins de 14 ans), tous les jours et à toutes les séances (y compris le matin), et surtout en excluant toutes les formules d’abonnement et de cartes du circuit Pathé ! Les autres salles « premium », y compris le Pathé Parnasse, pratiquent à l’inverse une « simple » majoration variant de 2 à 5 € appliqués aux tarifs habituels, y compris les formules d’abonnement et de cartes fidélité. Dans le cas de la salle Ōma de Mougins, qui dispose également d’une centaine de places en parterre « classique », la différence minime de 2 € entre loge et parterre explique sans doute en partie l’engouement du public.
Plus que jamais la question demeure : quel prix serons-nous prêts à payer pour nous déplacer et accéder à un spectacle cinématographique à nul autre pareil, au même titre qu’une sortie à l’opéra, au concert ou au théâtre ? La réponse viendra de la sanction du marché, mais aussi d’une programmation réellement innovante qu’il reste à imaginer pour ces salles. Et elle sera aussi contenue dans le maintien ou pas par Pathé de sa tarification élitiste pour son nouveau navire amiral…
Tous nos remerciements à Nicolas Chican, cofondateur de Ōma Cinéma, pour les informations transmises.
Laurent Aléonard, Directeur délégué et Directeur académique de l’EMLV, Pôle Léonard de Vinci
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.