Comme en atteste l’art pariétal, les sociétés passées ont exploré et aménagé le milieu souterrain. Mais les peintures rupestres ne sont pas les seuls témoignages de la présence humaine dans les grottes durant la préhistoire. Dans une étude publiée dans Journal of Archaeological Method and Theory, nous avons étudié des alignements de stalagmites cassées dans la grotte de Saint-Marcel, en Ardèche. Vers -8 000 ans, des groupes humains ont cheminé 1,5 à 2,5 km sous terre, franchi des obstacles et déplacé des milliers de concrétions (stalactites, stalagmites, colonnes…) pour les assembler en des structures dûment pensées.
Si de tels marqueurs culturels ont déjà été identifiés dans les grottes de Bruniquel, La Garma ou Chauvet, ce qui retient ici l’attention, c’est à la fois leur éloignement sous terre et leur âge à une période où on ne connaissait pas de tels gestes. C’est un regard totalement inédit sur la place du monde souterrain dans les sociétés récentes de la préhistoire.
Construire à partir de stalactites et de stalagmites
Quand on associe grotte et préhistoire, on pense d’emblée aux grandes fresques des grottes Chauvet et de Lascaux. Les nombreuses grottes ornées présentes sur l’ensemble des continents sont un témoin universel des traces laissées sous terre par les communautés humaines passées. Les recherches anthropo-archéologiques ont cependant souligné que celles-ci ne vivaient pas dans les grottes, tout au plus dans les porches d’entrée, et que l’acte d’aller sous terre répondait à des usages culturels et rituels spécifiques.
D’autres traces laissées sous terre par des humains préhistoriques ont été récemment mises en évidence. Celles-ci, parfois minimes (déplacement de blocs, de crânes d’ours…), parfois importantes (construction de structures à l’aide de blocs ou de stalagmites, que l’on appelle alors spéléofacts), constituent des témoins majeurs de l’appropriation des espaces souterrains par les sociétés anciennes. Ces transformations du milieu souterrain, parfois loin de l’entrée des grottes, posent de nouveaux regards sur l’engagement des sociétés du passé à explorer et à marquer cet espace singulier aux confins de leur territoire usuel. C’est dans cette perspective qu’a été menée l’étude de curieux assemblages de stalagmites cassées et alignées au sol découverts dans les réseaux profonds de la grotte de Saint-Marcel.
Une grotte accidentée
Cette cavité, déjà connue pour les occupations préhistoriques de son porche d’entrée (Paléolithique moyen, aux environs de -100 000 ans, et paléolithique supérieur puis néolithique, à partir de -6 000 ans), n’avait jamais été investie comme un objet archéologique à part entière. Les recherches archéologiques s’étaient en effet arrêtées à la base du premier obstacle vertical (puits remontant d’une dizaine de mètres) qu’on imaginait alors infranchissable par les humains préhistoriques. Il s’agissait de considérer l’ensemble de la cavité sur ses 2,5 km de développement comme un espace d’exploration et d’usages par des communautés (pré) historiques.
C’est dans ce sens que des recherches archéologiques et géomorphologiques, qui s’intéressent aux formes des conduits souterrains et des dépôts qui y sont présents, ont été entreprises dans la grotte de Saint-Marcel. Chaque forme ou dépôt est en effet associé à des processus d’érosion ou de sédimentation. Leur étude permet de reconstituer la genèse et l’évolution de la grotte. Dans l’étude de la grotte de Saint-Marcel, l’analyse géomorphologique a permis de relever des éléments au sol, des concrétions cassées, qui ne peuvent être d’origine naturelle. Nous avons ainsi pu retracer les gestes humains à l’origine de ces structures. Les concrétions ont été cassées à la force du corps ou en utilisant des outils, des percuteurs, c’est-à-dire des roches utilisées comme marteau.
Des architectes organisant précisément l’espace des grottes
C’est ainsi que notre attention a plus particulièrement été portée aux secteurs où on observe d’importantes concentrations de stalagmites cassées. Au-delà de leur bris, celles-ci sont disposées au sol en des alignements et arcs de cercle de plusieurs dizaines de mètres. Leur étude a révélé que ces dispositifs répondaient à une réelle volonté de structuration de l’espace souterrain, entre des zones d’approvisionnement en concrétions et des zones de constructions composées de stalagmites brisées. Dans les secteurs étudiés, ce sont près de mille concrétions qui ont été cassées, transportées et arrangées au sol.
Il restait à définir l’âge de ces aménagements. Avant ces nouveaux travaux, les concrétions cassées étaient couramment associées aux pratiques touristiques du XIXe siècle où il était d’usage de ramener un bout de stalagmites en guise de souvenir. Cependant une observation attentive de ces structures soulignait qu’elles étaient scellées par de nouvelles stalagmites non cassées. La datation de ces pousses de stalagmites donne un âge de 7 000 à 8 000 ans, ce qui indique que les alignements de concrétions brisées sont plus anciens et atteste que les gestes humains à leur origine remontent à la préhistoire.
Des explorateurs intrépides qui maîtrisaient le monde souterrain
Moins anciennes que celles étudiées dans les grottes de Bruniquel ou Chauvet, les dates obtenues changent radicalement les connaissances sur les incursions lointaines des sociétés mésolithiques dans les grottes. En effet, les structures anthropiques de la grotte de Saint-Marcel se situent loin de l’entrée : au-delà d’1,5 km et jusqu’au terminus de la galerie, à plus de 2,5 km.
Si on ne peut pas donner une interprétation sociale et culturelle des structures de spéléofacts de la grotte de Saint-Marcel, au-delà d’une volonté de « marquage » de l’espace de la grotte, leur découverte porte cependant un nouveau regard sur les sociétés de la fin du Paléolithique et du début du Néolithique. Véritables architectes du monde souterrain, elles disposaient d’une réelle aisance pour cheminer sous terre, traverser des zones aquatiques, passer des obstacles verticaux (trois puits de 10 m de hauteur) au franchissement jugé aujourd’hui difficile sans équipements adaptés.
Au-delà de ces dimensions exploratoires insoupçonnées, elles avaient une maîtrise de l’éclairage sur du temps long à l’aide de torches. L’éclairage devait couvrir le temps du cheminement aller et retour sur des distances de plusieurs kilomètres dans la grotte ainsi que le temps des aménagements réalisés dans ses tréfonds. Ces structures représentent de plus un travail d’ampleur, ayant demandé la participation de plusieurs personnes en même temps pour le déplacement de certains blocs. L’ensemble de ces nouvelles données change nos connaissances sur ces sociétés passées, exploratrices et créatrices d’architectures dûment cachées dans les profondeurs souterraines et nous interroge leurs dimensions symboliques associées.
Jean-Jacques Delannoy, Professor, Australian Research Council Centre of Excellence for Australian Biodiversity and Heritage, Université Savoie Mont Blanc
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.