De nombreuses expressions figées renvoyant aux travailleuses du sexe (TdS) sont employées sans que le référent soit pris littéralement, et même sans qu’il y ait de rapport entre la personne désignée et le travail du sexe. Celles‑ci véhiculent toutefois des représentations négatives qui sont souvent associées aux TdS : « langue de pute » et « coup de pute », par exemple, renvoient tous deux au fait qu’il ne faudrait pas faire confiance aux TdS, parce qu’elles médisent et trahissent. Analyser ces expressions permet d’explorer les stéréotypes liés à la délinquance féminine, autre impensé qui fait (encore) frémir l’opinion.
« Langue de pute »
Cette expression connaît divers équivalents, comme « langue de vipère », dans un registre standard, attestée dans les années 1650, et son ancêtre « langue d’aspic », que l’on trouve dès 1623 d’après la base de données Frantext. En réalité, elles existent dès le Moyen Âge et un texte anglo‑normand misogyne du XIVᵉ siècle éclaire cette métaphore animalière, puisée dans la Genèse et qui renvoie à toutes les femmes :
« Lange had de serpente, poignant e venimouse,/[…] Ele ad mené checun home a pecché criminal, Lecherie e coveytise tint pur venia » (Elle a une langue de serpent, piquante et venimeuse, Elle a mené chaque homme au péché criminel, Elle tient débauche et cupidité pour véniels).
La référence au serpent (outre son aspect sexuel) laisse assez clairement imaginer les effets produits par des mots désagréables, voire dangereux : ils piquent, ils blessent, ils peuvent même empoisonner. Cette expression s’insère dans la série des descriptions des personnes médisantes : par exemple « mauvaise langue », datée de 1260 et qui peut renvoyer par métonymie à toute la personne dès le milieu du XVIᵉ siècle, et « langue de belle-mère », que l’on trouve dès 1912 sur Gallica.
Si « langue de pute » est datée de 2006 par le dictionnaire le Robert, l’expression est bien plus ancienne : on la relève en 1953 dans le roman de Thyde Monnier La Demoiselle, où elle est utilisée pour décrire et non comme un terme d’adresse :
« Toute mairesse qu’elle est, elle a une langue de pute, vous pouvez croire qu’y s’est dit deux mots sur votre compte. »
Sa première occurrence pour interpeller quelqu’un date de 1955, dans la pièce Le Secret d’André de Richaud : « Té ! Je t’avais pas vue. Tu es là, toi aussi, langue de pute ? »
On la trouve aussi au pluriel en 1969 pour renvoyer à un groupe indéfini :
« Oui, tout plutôt que les ragots colportés par le syndicat des langues de pute. »
L’expression semble d’abord venir du sud de la France qui a, d’après Alain Rey, maintenu les usages du substantif pute alors que les variétés d’oïl lui ont préféré « putain » du XVIe au XIXe siècle inclus.
Le fait que l’on trouve ses premières occurrences dans des dialogues indique qu’elle appartient sans doute à un registre relâché de la langue parlée plutôt qu’écrite.
Elle s’étend ensuite dans les années 1970 aux autres variétés de l’Hexagone, notamment à la Bourgogne : « Langue de pute, enragea Pejoux, te mériterais encore tout un paquet de torgnoles, v’là que je l’entends, mon Grégoire. On peut passer à table », puis à Paris : « Monique Dulac, surnommée “langue de pute”, s’attaque maintenant à Ginette Khalifa, qui vient elle aussi de s’en aller ».
Durant cette décennie, on la trouve toujours dans la langue parlée, notamment chez l’auteur de polars Ange Bastiani. L’émission Nulle part ailleurs a certainement contribué à populariser l’expression, dans les années 1990, à travers le personnage de chroniqueur mondain Gérard Langue de Pute, incarné par Antoine de Caunes – on peut aussi imaginer que l’expression a été choisie justement parce qu’elle était déjà largement en circulation.
On trouve aussi depuis la même période quelques occurrences de la locution figée « radio langue de pute », qui renvoie au partage de ragot ou réfère aux personnes particulièrement douées pour cette activité. Le refrain d’une chanson d’Anne Sylvestre de 2003, justement intitulée « Langue de pute », résume parfaitement le phénomène :
« Cinq minutes De langue de pute/C’est fou le bien que ça nous fait !/En cinq minutes On exécute/Tous les amis, les faux, les vrais/Et même si ça vous rebute/Ne dites pas que ça vous déplaît. »
« Coup de pute »
Si la médisance – le fait de parler de quelqu’un avec malveillance en estimant révéler la vérité – est associée aux TdS, est‑ce parce qu’elle peut être ressentie comme une trahison, un « coup de pute » ? L’expression « Tu mens comme putain », analysée par Nicole Gonthier dans un procès de 1408, nous met en effet sur la piste de la fausseté :
« Si l’expression fait d’elles des menteuses éprouvées, c’est sans doute en référence à leurs mauvaises fréquentations, celles des truands et des larrons qu’elles nomment leurs “fiancés” et qui les associent fréquemment à leurs “coquineries”. […] De plus, on assimile volontiers les femmes adultères aux prostituées et la pratique de la fornication, prostibulaire ou adultère, suppose le mensonge ou la clandestinité […]. On peut voir, enfin, dans une telle expression, la conséquence d’une éducation misogyne qui insiste sur la propension féminine au mensonge et qualifie toutes les femmes de “putains”. »
Ajoutons que faire croire à un client qu’il est désirable – ce qui ne doit pas être simple tous les jours – implique un certain embellissement du réel. Mais l’expression relâchée « coup de pute » semble dépasser le seul mensonge : il s’agit bien de trahir la confiance.
Attestée depuis 1997 par le Robert, on la trouve sur Gallica dès 1989 dans des mémoires anonymes attribués à Charlotte Corday (mais dédiés à Salman Rushdie…), Le Vol de la guillotine, ou La Jeune Fille et l’Intégrisme :
« La coquetterie d’un écrivain choquant un milliard de fidèles serait‑ elle un coup de pute qui tourne mal ? »
Dans les bases de données Europress et Frantext, c’est le pluriel qui produit le plus d’occurrences et la plus ancienne, en 1996, est issue d’un article de Libération qui fustige Karl Zéro et l’émission qu’il présente sur Canal+ :
« Quant à l’animateur, son Vrai Journal suffit à révéler sa vraie nature : le vrai s’y mêle au faux, les images avec trucage aux images sans trucage, les simili‑coups de gueule aux authentiques coups de pute. »
Cette expression de registre bas double coup de Jarnac, bien plus littéraire et plus ancienne, qui est attestée depuis le XVIIe siècle chez Gilles Ménage, puis dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française :
« Coup déloyal, acte de traîtrise, par allusion au duel au cours duquel Jarnac, en 1547, trancha d’un coup d’épée le jarret de son adversaire. »
Avec « coup de pute », ce n’est pas uniquement le registre qui a changé, mais également le modèle du traître, qui s’est reporté sur toute une profession, sur une communauté, voire sur un genre, selon ce que l’on pense des femmes.
Ces accusations de trahison renvoient au stéréotype de la femme fatale, bien établi depuis la Bible, à l’image d’une Dalila ou d’une Judith, beautés dangereuses qui se sont jouées du naïf amoureux qui leur a donné sa confiance. Cette image figée d’une femme qui, par essence, ne peut être fiable (revoici les filles d’Ève et même de Lilith) n’est pas propre aux textes religieux et on la retrouve dans d’autres domaines, par exemple en politique (pensons simplement à l’espionne Mata Hari).
Les représentations des femmes criminelles sont à ce titre exemplaires : portant souvent la « beauté du diable », ces héroïnes fascinent et terrifient, à la manière de leur antique ancêtre Méduse. Comme les prostituées, elles sont caractérisées par leur pouvoir de séduction et leur vénalité, auxquels s’ajoute leur virtuosité dans le mal. En rupture avec la société, les femmes criminelles dévient de la figure mariale de la bonne mère de famille.
Si les femmes sont marquées par leur responsabilité dans le péché originel, elles sont toutefois très souvent déresponsabilisées, du moins dans leurs intentions initiales : dans la loi comme dans la langue, on peine, paradoxalement, à imaginer qu’elles ont pu commettre des délits et des crimes sans influences extérieures. Les femmes restent en effet les gardiennes du temple de la moralité. Penser la violence des femmes, pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par Coline Cardi et Geneviève Pruvost, est faire face à un phénomène quasi inhumain, associé à la monstruosité.
Les tentatives d’explication de cette violence féminine passent donc généralement par l’invocation d’un élément extérieur, y compris de nos jours : l’atavisme, la folie, l’intervention diabolique, l’influence masculine… Cette dernière hypothèse recouvre diverses formes, comme l’amour passionnel, la contrainte (violences psychologiques, physiques, sexuelles) ou l’endoctrinement, par exemple dans le cas des femmes politisées : Tricoteuses de la Révolution de 1789, Amazones et Vésuviennes des Révolutions de 1830 et de 1848, Pétroleuses de la Commune de Paris, anarchistes de la fin du XIXe siècle, terroristes du XXe siècle sont toutes analysées par ce prisme de l’influence masculine, dans les déchaînements médiatiques comme dans les mouvements auxquels elles ont pris part.
On retrouve cette idée dans un extrait d’un ouvrage publié après la Commune qui, passant en revue ces femmes engagées politiquement, s’acharne tout particulièrement sur celles que l’on a nommé les pétroleuses :
« Elle est coupable, elle est infâme, elle est abjecte dans sa misère. Mais ces hommes qui l’ont précipitée dans l’abîme […] et qui […] la regardent aujourd’hui avec indifférence et mépris […] sont coupables, infâmes et abjectes mille fois plus qu’elle ! »
La condamnation des femmes pour des actes radicaux et des crimes les sort de l’humanité. Concernant les pétroleuses, on ne compte plus les termes haineux les renvoyant à l’animalité, tels que femelles, vipères rouges, louves, chiennes ; des termes également utilisés pour désigner les prostituées – grand classique de l’insulte politique misogyne (et aveu d’impuissance rhétorique). Les communardes, elles, sont accusées d’être débauchées, au mieux, voire lesbiennes et/ou prostituées, donc vicieuses, selon le système dominant, et sur la route du crime. Ces accusations sont plus marquées et virulentes encore lorsque ces femmes appartiennent aux classes populaires, vues comme « dangereuses » et à maîtriser après les révolutions du XIXe siècle.
Le phénomène n’est pas nouveau, mais il se renforce et des dispositifs de contrôle sont mis en place de manière encore plus systématique. Le cercle vicieux se forme : toute femme révoltée, « émancipée » (c’est‑à‑dire libre de la tutelle patriarcale légale) ou criminelle de droit commun (meurtrière, infanticide, incestueuse, par exemple) est accusée d’avoir des mœurs « légères » ; parallèlement, toute prostituée est soupçonnée d’activités illégales, ne serait‑ce que par sa fréquentation des « bas‑fonds » et des délinquants. Les écrits de médecins, comme Parent‑ Duchâtelet en 1836, les décrivent comme infantiles et désobéissantes, puis des criminologues les assimilent aux femmes criminelles dès 1876. Dans La Femme criminelle et la prostituée, traduit en 1896, Cesare Lombroso dresse un panorama de la « femelle » puis de la prostitution pour aboutir, après une description anthropométrique, à l’idée de la prostituée‑née.
Cet amalgame dans les représentations entre femmes criminelles, femmes des classes populaires et femmes moralement déviantes, déjà bien établi dès la naissance du terme « pute/putain », est couronné à la fin du XIXe siècle par la psychiatrie avec la notion d’hystérie. Le terme « créature » résume à lui seul cet ensemble de stigmates, suffisamment vague et malgré tout terrifiant en ce qu’il vide d’humanité celle qui reçoit l’impact de ce projectile verbal. Il peut être positif, comme le rappelle le TLFi (créature angélique/de rêve/pauvre créature), ou désigner simplement une femme, mais il se spécialise dès le XVIIe siècle, d’abord chez Madame de Sévigné, en « appellation injurieuse fréquente désignant les femmes de mauvaise vie ».
Delvau, dans son dictionnaire, le définit comme un « nom que, dans leur mépris – qui ressemble beaucoup à de l’envie – les femmes honnêtes donnent à celles dont le métier est de ne l’être pas ». Prosper Mérimée en fournit un bel exemple dans sa nouvelle Carmen, publiée en 1847 : « J’étais si faible devant cette créature que j’obéissais à tous ses caprices. » Toujours chez Delvau, un autre terme, plus général et plus rare, permet également d’émettre un jugement de classe, spécifiquement entre femmes : « Espèce. Coureuse, libertine ; terme de mépris des grandes dames à l’égard des petites dames. » Le Tlfi relève une occurrence de 1879 et précise : « 4. Vieilli […]. Femme entretenue, ou de mauvaise réputation : “Un homme […] le soir assis au boulevard à côté d’une espèce.” »
Imaginons maintenant un univers encore plus flou et nous voici face à la conjonction des deux termes : « Alors, puisque je vous aime tant, pourquoi ne me prendriez‑vous pas ? […] Tenter de lui parler une seconde fois… oh ! Non ! Pour quelle espèce de créature la prendrait‑il, alors !… elle aimerait mieux mourir. »
Quand ils fusionnent, ces mots magiques de l’insulte invoquent le dénigrement absolu, la déshumanisation, et invitent à se défier de toutes les prostituées et de toutes les femmes, par nature enclines à la trahison.
Cet article est un extrait de l’ouvrage « Pute. Histoire d’un mot et d’un stigmate », de Dominique Lagorgette, paru aux éditions de La Découverte.
Dominique Lagorgette, Professeure en Sciences du langage, Université Savoie Mont Blanc
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.