Savoir gérer ses talents. Les incitations et conseils en la matière sont nombreux : « comment les recruter ? », « Comment les fidéliser ? », « Comment lutter au sein de la “guerre des talents” ? »… La manière dont une organisation attire, développe, retient, alloue ses talents serait un indicateur de sa capacité à développer un avantage concurrentiel. Les entreprises semblent avoir de plus en plus de difficultés à attirer les « talents » dont elles ont besoin.
La définition même de ce qu’est un « talent » reste pourtant floue et varie considérablement d’une organisation à l’autre. Le terme peut ainsi être mobilisé sous une approche spécifique et mis en pratique différemment. Les approches se distinguent à tel point que la question de l’existence d’une « mode managériale » peut se poser.
À grand trait, on peut au moins identifier une « approche sujet » et une « approche objet ». La première est axée sur le talent en tant que personne et repose davantage sur une perspective de différenciation des salariés. Il s’agit d’identifier les personnes considérées comme particulièrement performantes du point de vue des objectifs de l’entreprise. L’approche objet, elle, est plutôt de nature inclusive où le talent renvoie à un ensemble de caractéristiques personnelles telles que les habiletés, les connaissances ou les compétences.
Soft-Skills : la nouvelle expression du talent ?
Dans notre recherche, nous nous sommes intéressés à l’effet des représentations de 13 managers sur les pratiques de gestion des talents. Les résultats montrent que le talent ne se limite pas à une compétence technique. Bien qu’elle puisse parfois être importante, l’expertise est un élément complémentaire permettant de renforcer l’attrait de l’individu. Les praticiens que nous avons interrogés s’accordent à dire que leur représentation du talent est davantage articulée autour des savoir-être. L’un d’entre eux explique :
« Pour moi le talent, c’est quelque chose de propre à l’individu, c’est presque ce que l’individu sait faire de mieux. Et ce n’est pas forcément technique, ça peut être le talent de résoudre des problèmes, résoudre des conflits, gérer les conflits… Ce n’est pas forcément une spécificité technique. »
L’identification des profils comme « talent » repose essentiellement sur leur capacité à s’intégrer à l’organisation, à en comprendre les enjeux, à s’adapter aux orientations, projets et aux équipes. Cela fait écho au concept de « potentiel ».
Ici réside néanmoins une ambivalence entre deux postures : une posture statique de la conception de talent, comme personne capable de répondre aux enjeux actuels de l’organisation ; et une posture dynamique, le talent est la personne capable de répondre aux enjeux futurs et possiblement inconnus de l’organisation.
Il en ressort ainsi également une acception de la notion de talent fondamentalement articulée autour des besoins de l’organisation. Les talents sont ceux qui peuvent apporter à l’organisation ce dont elle a besoin :
« Pour nous, tous les collaborateurs sont des talents et cela vaut aussi pour les candidats. Tout le monde a ses propres talents. Nous, quand on dit talent, il s’agit de personnes qui vont correspondre directement à notre cible de compétences souhaitées par rapport à un besoin défini. »
Dans cette perspective, le talent est identifié comme un ensemble de compétences probablement rares et dont l’acquisition sur le marché est rendue difficile du fait de la concurrence ou de la difficulté à attirer les talents. Cette pression est particulièrement forte lorsque les objectifs commerciaux nécessitent des entreprises qu’elles dénichent des compétences pour y répondre.
Qu’une affaire de rhétorique ?
Et si l’utilisation de ce terme vague de « talent » était donc surtout rhétorique ? Est souvent mis en place un champ lexical fondé sur ce mot, que ce soit dans les intitulés d’offres d’emploi, l’organigramme de l’organisation ou l’intitulé des postes des personnes chargés justement de la « gestion des talents ». Très peu de processus spécifiques de gestion des talents sont néanmoins réellement mis en place. Une fois le talent recruté ou identifié, l’utilisation du terme talent est parfois proscrite :
« Jusqu’à il y a peu, on avait des recruteurs qu’on appelait “talent acquisition spécialist”. Mais, finalement, cela reste simplement une personne qui recrute. Cette ambivalence, on la retrouve également lorsque l’on prospecte des candidats. Identifiés comme talents dans notre communication externe, ils sont ensuite désignés comme employés une fois qu’ils sont recrutés et intégrent le groupe. »
C’est tout un jeu d’équilibriste visant, d’une part, à attirer les profils stratégiques pour l’entreprise et, d’autre part, à éviter les effets négatifs d’une différence de traitement en interne. Soit le talent est secrètement traité comme tel, soit aucune pratique de gestion des talents n’est vraiment développée : certains talents ne disposent finalement d’aucun traitement spécifique ni de responsabilités particulières une fois identifiés et recrutés.
Le mot « talent » ne joue ainsi parfois qu’un rôle marketing pour les pratiques de ressources humaines de l’organisation. Or, des travaux montrent que les pratiques de gestion des talents ont un effet positif sur l’intention de rester et que les aspects liés à la carrière sont des facteurs clés pour retenir ces talents à l’échelle mondiale.
Il y a peut-être là une piste pour les entreprises : et si, en l’absence de stratégie de gestion de talent bien définie, gestionnaires des ressources humaines (et plus encore des « talents » lorsqu’il y en a) et managers s’accordaient sur ce qu’est pour l’entreprise un « talent » ? La manière de se représenter ce qu’est le talent pourrait-elle d’ailleurs influencer l’attitude des employés d’une organisation ?
Warda El Fardi, Maître de conférences en sciences de gestion, Université de Bordeaux; Khalil Aït Saïd, Maître de conférences / Associate Professor ISM-IAE, Institut Supérieur de Management – IAE de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et Youssef Souak, Docteur en Sciences de gestion, INSEEC Grande École
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.