La question du salaire décent a été remise sur la scène publique suite aux annonces récentes de Michelin, quand le groupe de Clermont-Ferrand a annoncé vouloir pratiquer une juste rémunération dans tous les pays où il est présent. Cette déclaration a fait écho à l’entrée en vigueur, le 1er Janvier 2024, de la directive européenne « Corporate Sustainability Reporting Directive » (CSRD) qui impose aux entreprises de respecter un ensemble de normes de reporting standardisées en matière environnementale, sociale et de gouvernance (ESG). Ce texte se donne pour but de favoriser une meilleure transparence et une meilleure adéquation avec les impératifs de développement durable. Parmi ces normes figurent les ESRS (European Sustainability Reporting Standards) qui ont trait aux normes de reporting social visant les indicateurs extrafinanciers publiés par les entreprises à l’échelle européenne.
Afin de favoriser la cohésion sociale et sociétale, la norme ESRS-S1 « personnel de l’entreprise » aborde plusieurs indicateurs sociaux tels que la protection sociale, la santé et sécurité au travail, l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée, les écarts de rémunération mais aussi la question du salaire décent (S1-10). Cet intérêt porté pour le salaire décent est d’autant moins étonnant qu’il constitue déjà un des domaines d’action prioritaires du Pacte mondial des Nations unies. Il a même fait l’objet de la convention 131 de l’Organisation internationale du Travail (OIT), adoptée depuis les années soixante-dix. Cette dernière considère que le paiement d’un salaire décent fait partie des responsabilités essentielles des entreprises. Plus récemment, l’OIT a approuvé le 15 mars 2024 un accord permettant d’opérationnaliser et mieux estimer le salaire décent.
En outre, la notion de salaire décent est foncièrement liée à plusieurs objectifs de développement durable (ODD) tels que l’ODD 1 « pas de pauvreté », l’ODD 5 « égalité des sexes », l’ODD 6 « développement durable » et l’ODD 8 « travail décent et croissance économique ». La problématique du salaire décent est devenue un sujet d’actualité, notamment, eu égard la vulnérabilité économique dont souffre le capital humain et qui ne fait que s’accentuer suite aux multiples crises observées ces dernières années.
Décent, c’est combien ?
La traduction anglaise exacte du terme « salaire décent » est « living wage ». Ce salaire est supposé être différent et plus élevé que le salaire minimum car il prend mieux en compte le coût de la vie. Plusieurs termes sont utilisés pour évoquer le salaire décent tels que le salaire adéquat, le salaire vital, ou le salaire d’efficience. Cette pluralité peut s’expliquer par les difficultés d’opérationnalisation de la notion de salaire décent et par les divergences institutionnelles et organisationnelles. En effet, le salaire décent diffère d’un pays à un autre, d’une région à une autre, et même d’une entreprise à une autre.
Pour l’OIT, le salaire décent se définit comme rémunération perçue par un travailleur pour une semaine de travail normal, qui lui permet de subvenir à ses besoins essentiels (nourriture, eau, logement, éducation, santé, le transport et la prévoyance en cas d’événements imprévus), ainsi que ceux de sa famille. Cette définition, quoique claire, est fortement critiquée aujourd’hui dans la mesure où elle est limitative et figée.
Lever les ambiguïtés de la définition
Derrière le débat sur le salaire décent, ce sont deux questions très sensibles qui sont abordées : le coût de la vie et le sens attribué au travail, sa valeur non monétaire en quelque sorte. Travaillons-nous pour subvenir uniquement à nos besoins essentiels ? Cette question mérite d’être posée et surtout confrontée au discours lié à la santé mentale et au bien-être au travail.
C’est ainsi que l’association Fair Wage Network définit le salaire décent comme un salaire qui permet aux travailleurs et à leurs familles de vivre dignement. Cela inclut non seulement la satisfaction des besoins de base tels que la nourriture, le logement, et les soins de santé, mais aussi la possibilité de couvrir des dépenses imprévues, d’épargner, et de participer pleinement à la vie sociale et culturelle. Un salaire décent doit également être versé de manière régulière et à temps. Ce niveau de rémunération devrait permettre aux salariés de travailler dans des conditions décentes, respectant leurs droits et leur dignité.
Toute la question est alors de savoir quel est le critère de « viabilité » à retenir, et quel est le seuil de « décence » à définir. La méthodologie standard qui reçoit de plus en plus de consensus consiste à procéder en trois étapes :
- définir les quantités de différents biens et services qui doivent être inclus dans le panier de consommation, reflétant un niveau de vie de base mais décent pour un type de famille représentative ;
- calculer le coût total de ce panier représentatif compte tenu des prix en vigueur, ce qui implique également de déterminer s’il existe des différences géographiques significatives dans les niveaux de prix qui devraient être reflétées dans les estimations infranationales ;
- traduire enfin le revenu disponible du ménage nécessaire pour atteindre ce niveau de vie en salaires bruts à verser aux travailleurs. Cette dernière étape tient compte des hypothèses sur le nombre de salariés dans la famille et doit inclure les impôts sur le revenu et les cotisations sociales payés par les travailleurs, et idéalement, les transferts sociaux reçus par le type de famille considérée.
Salaire, emploi et pauvreté
Le Centre pour le bien-être, l’inclusion, la durabilité et l’égalité des chances, WISE (Well-being, Inclusion, Sustainability and Equal Opportunity) de l’OCDE a publié en 2023 un rapport dans lequel il est mentionné qu’avoir un emploi n’est souvent pas suffisant pour éviter la pauvreté. Dans les pays de l’OCDE, en moyenne 8 % des personnes vivant dans des ménages avec au moins un travailleur étaient pauvres. De plus, près d’un quart des travailleurs pauvres dans les pays de l’OCDE vivaient dans des ménages avec 2 travailleurs ou plus (OCDE, 2023).
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Cette situation a poussé les États à augmenter le salaire minimum de plus d’un quart au cours de la dernière décennie dans près de la moitié des pays de l’OCDE. Cette hausse a dépassé la croissance des salaires moyens. Néanmoins, ces augmentations ont souvent été inférieures à l’inflation, entraînant une diminution des salaires minimums réels (OCDE, 2022).
La figure suivante schématise le ratio du salaire mensuel décent au salaire minimum mensuel légal. Les barres représentent les familles avec un seul revenu et les losanges représentent les familles avec deux revenus.
La ligne horizontale à 1 représente le cas où le salaire décent de la Fair Wage Network est égal au revenu minimum. Une barre plus haute (plus basse) que 1 indique que le salaire décent est supérieur (inférieur) au revenu minimum.
Dans le cas de la France, le salaire décent dépasse de peu le salaire minimum de croissance (smic), dont le montant est révisé annuellement par décret.
Les lignes directrices de l’OCDE en relation avec le devoir de diligence incitent les entreprises à s’engager en faveur de la généralisation du salaire décent. Cependant, l’adoption de salaires décents reste volontaire et doit être évaluée par les entreprises en tenant compte des conditions économiques globales. À titre d’exemple, si la CSRD a été transposée en droit français par une ordonnance datée de décembre 2023, cette transposition n’a pas force de loi dans la mesure où le salaire décent continue à être instauré volontairement. https://www.youtube.com/embed/QOjcT-FJaLQ?wmode=transparent&start=0
C’est dans ce cadre qu’intervient la décision annoncée le 17 avril de Michelin de mettre en place un salaire décent et un « socle de protection sociale universel ». Cela concerne tous les salariés à travers le monde (132.000 salariés sont concernés). Pour Florent Menegaux, le président du groupe Michelin, le salaire décent chez Michelin doit théoriquement permettre à chaque salarié « d’envisager le logement, la nourriture mais aussi le loisir, un peu d’épargne » avec un seul salaire « pour une famille de quatre individus, deux parents et deux enfants ». C’est ainsi que le salaire décent chez Michelin correspond à un seuil plus élevé que le smic, puisqu’il s’élèverait à près de 40 000 euros brut par an à Paris, ou un peu plus de 25 000 euros brut à Clermont-Ferrand, alors que le smic est situé à 21 203 euros brut annuels.
Le cas de Michelin n’est pas isolé puisque plusieurs autres entreprises ont suivi telles que L’Oréal et Schneider. La coalition Business for Inclusive Growth (B4IG), qui réunit des multinationales telles que Capgemini, Danone, Kering, Microsoft, s’est engagée à ce que l’ensemble des employés des entreprises membres touchent un salaire décent d’ici à 2030. À titre d’exemple, dans le cadre de sa responsabilité de veiller au respect des droits de l’homme dans sa chaîne d’approvisionnement mondiale, L’Oréal s’est engagé à verser un salaire décent à tous ses employés (plus de 85 000) d’ici à la fin de 2020 et à étendre ce paiement aux employés de ses fournisseurs stratégiques d’ici à 2030.
Une mise en œuvre complexe ?
Force est de constater que le marché du travail ne fournit pas nécessairement un salaire décent aux travailleurs. Les expériences enregistrées en Allemagne et au Royaume-Uni illustrent la complexité de la mise en place du salaire décent. En effet, en Allemagne, bien que le salaire minimum ait contribué à réduire les inégalités salariales et à améliorer les conditions de travail, des défis subsistent en matière de contournement de la loi et de pauvreté persistante parmi les travailleurs. Au Royaume-Uni, la campagne pour le Living Wage a montré l’importance de la mobilisation sociale et de la responsabilité sociale des entreprises, mais a également souligné les limites d’une approche purement volontaire.
Dans ce contexte, se poser la question de savoir si la norme ESRS (S1-10) suffira pour procéder à une « désmicardisation » de la France est crucial. Cette norme, qui impose aux entreprises de rendre compte de la rémunération équitable et de la lutte contre les inégalités salariales, représente une avancée significative vers plus de transparence et de responsabilité des employeurs. En revanche, les expériences allemandes et britanniques montrent qu’une telle norme ne peut être efficace à elle seule. Pour être réellement efficace, la norme ESRS (S1-10) doit être soutenue par des politiques publiques robustes et des mécanismes de contrôle contraignants.
Rim Hachana, Associate professor, ESDES
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.