Difficile de ne pas rencontrer de boîtes à livres dans l’espace public aujourd’hui. Que ce soit en ville ou dans les zones rurales, elles ont progressivement trouvé leur place sans mise en œuvre d’une politique volontariste de la part des institutions locales et nationales en charge de la lecture. D’après le recensement proposé par l’entreprise Recyclivres, si on dénombrait près de 2 000 boîtes à la fin 2017, elles sont désormais près de 10 000 en France. À raison d’une moyenne d’une centaine de livres par boîte, cela représente autour d’un million de volumes rendus disponibles à proximité de la population. Ce phénomène social n’est donc pas anecdotique.

Mais que sait-on de celles et ceux qui fréquentent ces boîtes et des usages qu’ils en font ? Jusqu’à présent, hormis une stimulante analyse des collections proposées, aucune enquête ne permettait d’y répondre.

C’est cette lacune que Jean-Philippe Clément a souhaité combler en m’associant dans sa démarche participative avec de nombreux relais parmi la « communauté » des boîtes à livres. Par l’intermédiaire de ce réseau et le soutien de Recyclivre (qui a diffusé le lien du questionnaire dans sa newsletter), nous avons réuni plus de 1 300 réponses auprès de plus de 673 boîtes réparties sur tout le territoire national. Pour plus de détails et de résultats, voir le rapport complet.

Un public féminin

Sans surprise, les réponses émanent davantage de femmes que d’hommes (81 % contre 19 %). Mais la surreprésentation des femmes est encore plus importante que dans les bibliothèques publiques (58 % des usagers) ou les librairies indépendantes (55 % des clients). La féminisation de la lecture de livres est à l’œuvre dans ce qui conduit à ce résultat.

Mais l’enquête suggère une autre raison. Les hommes utilisent les boîtes davantage pour une recherche précise de livres là où les femmes viennent plus sans idée de départ, laissant le hasard guider leur choix. Elles sont donc plus nombreuses car elles acceptent (et recherchent) plus que les hommes un effet de surprise, de découverte. Et les hommes sont aussi davantage dans un rapport univoque à la boîte : ils viennent plus souvent pour prendre ou pour déposer des livres là où les femmes se retrouvent davantage dans la conjugaison du dépôt et du prélèvement, c’est-à-dire dans le partage. Les boîtes à livres intéressent les femmes parce qu’elles se retrouvent davantage que les hommes dans leur projet d’inscrire les livres dans une relation, un échange.

Peu de jeunes

Seuls 7,3 % des répondants ont moins de 25 ans alors que cette tranche d’âge compte pour près d’un tiers de la population en France métropolitaine. À l’autre extrémité, les 65 ans et plus sont légèrement sous-représentés. Les 35-64 ans constituent le cœur des publics des boîtes à livres (60 % du total). Ils ne sont plus en phase de constitution d’une bibliothèque personnelle et pas encore dans le moment où ils vont réduire leurs pratiques. Riches de collections assez vastes, ils peuvent faire don de certains ouvrages, voire même vouloir se délester d’une partie. Et forts de leur expérience de la lecture, ils ont à cœur de vouloir la partager par des dons et par des ponctions. Cet âge pivot se retrouve aussi dans un usage des boîtes pour nourrir les lectures d’autres qu’eux-mêmes et par exemple de leurs enfants ou de leurs parents.

Une cabine téléphonique reconvertie prise dans un village de la Haute-Marne en février 2019. Claude Poissenot, Fourni par l’auteur

Des diplômés du supérieur

Plus des trois quarts des utilisateurs des boîtes à livre ont fréquenté au moins un établissement d’enseignement supérieur, soit plus de deux fois la proportion observable dans la population française. Comme ils s’emparent aussi davantage des bibliothèques et des librairies, les plus diplômés s’approprient aussi davantage ce dispositif. Plus familiers du livre, ils sont plus à l’aise dans la manipulation, la compréhension, la différenciation de cet objet que les moins diplômés qui, au contraire, peuvent avoir conservé des traces d’une relation difficile à la lecture dans le cadre de leur scolarité.

Pour autant, est-ce à dire que les boîtes n’ont aucun rôle dans une forme de démocratisation de l’accès au livre ? En réalité, on observe que chez les utilisateurs des boîtes ayant le bac ou moins, 37 % n’empruntent jamais en bibliothèque, 6 % n’achètent jamais de livres neufs et 18 % ne font ni l’un ni l’autre ou seulement très rarement. C’est donc près d’un usager sur cinq parmi ceux n’ayant pas fréquenté l’enseignement supérieur qui entretient un rapport à la lecture à travers ce cadre. Cette offre facile d’accès permet de capter des publics éloignés des autres institutions du livre.

Des urbains

L’image commune de la boîte à livres est celle d’une implantation dans un cadre verdoyant. On pourrait ainsi croire que les ruraux ou résidents de petites villes fréquentent davantage les boîtes que les urbains de grandes villes. L’enquête révèle au contraire que la part des usagers vivant dans des communes de moins de 20 000 habitants est inférieure au poids des habitants de ce type de communes dans la population française métropolitaine (34 % contre 53 %). Quand on mesure la densité de la population dans la commune, la surreprésentation des habitants des zones les plus denses parmi les usagers est très forte : si 4 % de la population française vit dans une commune de 15 000 habitants par km2 ou plus, c’est le cas de 23 % des usagers des boîtes.

La surreprésentation des urbains est largement un effet de composition de population. Les urbains sont plus diplômés et ont donc davantage tendance à s’emparer des boîtes. Et comme ils sont probablement dans des logements plus exigus, ils se servent davantage des boîtes pour « faire de la place ». Les boîtes ne sont donc pas l’apanage des petites communes au contraire et leur image provient peut-être du fait qu’elles sont souvent installées dans des parcs et jardins des villes.

En quête de soi et de partage

Les boîtes n’auraient pas le succès qu’elles rencontrent si elles ne correspondaient pas à une attente personnelle. Celle-ci s’exprime dans la destination des livres prélevés : 51 % des usagers disent prendre des livres plutôt pour eux et 42 % à la fois pour eux ou quelqu’un d’autre. C’est à partir de soi que l’on se penche sur l’offre de livres. Ce moment de rencontre implique l’usager à titre personnel. Et d’ailleurs, ils choisissent d’abord des boîtes proches de leur domicile ou sur le chemin du travail.

Le casier léonardien de la boîte à livres de l’impasse du moulin à Amboise. Jean-Philippe Clément, Fourni par l’auteur

Mais cet usage personnel n’exclut pas le souci du partage. Les trois quarts des usagers affirment utiliser les boîtes à la fois pour trouver et déposer des livres. Seuls 17 % ne viennent que pour trouver des livres et 9 % uniquement pour déposer. Les boîtes vivent par leur capacité à accueillir des flux entrants et sortants relativement équilibrés. Les usagers font exister cette rotation. Ils donnent vie à un projet (pas seulement utopique) de partage. Les citoyens se relient par les livres qu’ils échangent dans la discrétion de leurs usages et de leurs goûts personnels. Et si 43 % des usagers déposent des livres pour se débarrasser ou faire de la place chez eux et 21 % apportent des livres qu’ils n’ont pas appréciés et qu’ils ne veulent pas garder, il s’agit de donner aux livres une « deuxième chance » afin qu’ils rencontrent un lecteur mieux assorti. Les boîtes font principalement rencontrer les livres et les lecteurs avant de faire se rencontrer les lecteurs eux-mêmes : 42 % d’entre eux renoncent à cette possibilité en expliquant n’avoir jamais discuté avec d’autres utilisateurs.

La force de la souplesse

Les boîtes à livres sont plébiscitées grâce à la souplesse qu’elles offrent. Accessibles quand on le souhaite, permettant de prendre ou de donner des livres ou juste de les regarder sans surveillance (et donc, risque de jugement), elles proposent un espace d’autonomie partagé. À l’image d’autres institutions telles que le couple ou la famille, elles ouvrent la voie à ce que les citoyens vivent « libres ensemble » comme ils le souhaitent aujourd’hui. Parce qu’elles conjuguent choix personnel et empathie, elles n’ont pas fini d’habiller l’espace public et de nourrir les vies singulières.


Science et Société se nourrissent mutuellement et gagnent à converser. La recherche peut s’appuyer sur la participation des citoyens, améliorer leur quotidien ou bien encore éclairer la décision publique. C’est ce que montrent les articles publiés dans notre série « Science et société, un nouveau dialogue », publiée avec le soutien du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

Claude Poissenot, Enseignant-chercheur à l’IUT Nancy-Charlemagne et au Centre de REcherches sur les Médiations (CREM), Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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