Indicateurs, classements, index, statistiques, ratios… Les mesures pour représenter et lutter contre les inégalités femmes-hommes se multiplient. Ces chiffres sont mobilisés aussi bien à l’échelle nationale, que par les entreprises, pour mettre en valeur les écarts de salaire, les inégalités d’accès aux postes de pouvoir, les violences faites aux femmes, la charge domestique subie par les femmes, etc.
Certains activistes ne cessent de relayer ces chiffres. Des entreprises en font leur modèle économique en proposant des outils de mesures des inégalités de salaire. Des applications sont même développées permettant aux couples de comptabiliser, planifier et répartir les tâches domestiques plus égalitairement au sein du foyer. Ces mesures ont pour but d’objectiver la situation des femmes dans une société patriarcale où les inégalités passent souvent inaperçues, quand elles ne sont pas niées. Elles rendent visibles une partie des problèmes que rencontrent les femmes.
Mesures incomplètes
À titre d’exemple, nous nous sommes intéressées dans le cadre de nos recherches, au cours du premier confinement, à l’utilisation d’outils quantitatifs dans la répartition des tâches domestiques au sein de couples hétérosexuels de classe moyenne.
Pour faire face à une situation exceptionnelle dans laquelle ces couples devaient continuer à télétravailler, tout en assurant des tâches habituellement externalisées pour tout ou partie (suivi pédagogique des enfants, ménage, courses, etc.), nombre de femmes interviewées ont décidé d’avoir recours à des plannings, to-do-lists et menus permettant, en plus d’organiser la vie de famille, de comptabiliser le temps passé à gérer le travail domestique, pour mieux le répartir.
Nous avons pu constater que grâce à ces mesures, les femmes parviennent à mettre en visibilité une partie de la charge domestique qu’elles subissent quotidiennement. A fortiori, elles affirment avoir pu instaurer des plages horaires de travail égales et une meilleure répartition des tâches domestiques mesurables, comme le ménage, la cuisine ou les courses. Un témoignage que nous avons recueilli l’illustre :
« Chez nous, l’un travaille de 8h à 15h et l’autre de 13h à 20h. Et on inverse toutes les semaines pour que ce ne soit jamais le même qui fasse à manger, l’école à la maison, range les chambres des enfants le soir, etc. »
Cependant, ce que nos résultats montrent aussi c’est que ces mesures sont incomplètes et masquent d’autres formes d’inégalités. Par exemple, ces mesures sont incapables de quantifier la charge mentale subie par les femmes ou le travail de créativité, d’improvisation et de flexibilisation qui leur incombe le plus souvent en cas d’imprévu au sein du foyer. Comme le raconte cette mère :
« Mon mari est allé au supermarché et n’a pas trouvé certains des ingrédients qu’on avait au menu. Au lieu de décider d’autres menus pour les jours où il manquait des ingrédients, il est revenu du supermarché sans les ingrédients. Donc on n’avait pas de quoi tenir la semaine ! Le problème c’est qu’il faut faire la queue devant le supermarché en ce moment. Donc j’ai été obligée de décaler des rendez-vous professionnels en soirée pour y retourner, et d’improviser de nouveaux menus en fonction de que je trouvais dans les rayons ».
Les couples interviewés dans notre étude expliquent aussi que ces mesures ne permettent pas de rendre compte de la manière asymétrique dont hommes et femmes ont été socialisés à ce qu’on appelle le « travail émotionnel » et des conséquences que cette inégale socialisation a sur la répartition de la charge domestique.
Les femmes doivent redoubler d’énergie
Le travail émotionnel est le processus par lequel un individu gère ses émotions et celle des autres face à une situation difficile. Il consiste bien souvent à modifier l’apparence de ses propres émotions pour se conformer à ce qu’autrui attend de nous dans une situation sociale donnée. Dans une société patriarcale, il est attendu des hommes qu’ils mènent ce travail émotionnel en masquant leurs émotions – qu’ils s’agisse de tristesse, de stress ou même d’anxiété – et en affichant une apparence neutre et digne, voire indifférente. Un père nous confie ainsi :
« J’étais très stressé à cette période. Donc je me suis mis à écouter de la musique quand je m’occupais de mon fils pour ne rien laisser paraître ».
Cependant, cette manière qu’ont les hommes de gérer le travail émotionnel créé des externalités pour les femmes, auxquelles la société a appris à mener le travail émotionnel en réconfortant l’autre, en faisant preuve d’empathie et d’écoute :
« Quand c’est son tour de garder les enfants, il continue de travailler et il les laisse jouer dans un coin. Mais les petits finissent par s’impatienter ou se disputer et lui, il reste impassible ! Donc ils viennent me voir dans mon bureau pour que j’écoute leurs frustrations. Et quand c’est à mon tour de les gérer, ils sont très collants et exigeants ».
En d’autres termes, derrière une apparence d’égale répartition de la charge domestique au sein du foyer, les mesures laissent dans l’ombre une manière asymétrique de mener le travail émotionnel, ce qui oblige les femmes à redoubler d’énergie. Une répondante en témoigne :
« Pour mes amis et ma famille, je suis très chanceuse pendant ce confinement. J’ai un mari qui fait du 50/50 sur le temps de travail et du 50/50 sur le temps de garde des enfants. Mais tout ça c’est sur le papier. Dans la réalité, je dois mettre deux fois plus d’énergie ».
Qui plus est, en affichant une certaine forme d’égalité, ou a minima une intention de progrès, ces outils fournissent aux hommes une preuve de bonne conduite et privent les femmes de la possibilité de résister à une situation pourtant toujours vécue comme inégalitaire. Ils ne permettent pas non plus aux hommes de comprendre que les inégalités persistent et les raisons pour lesquelles les femmes s’épuisent.
Cibler l’éthique de soin
Cet exemple très spécifique apparaît emblématique de ce que les mesures permettent ou ne permettent pas dans la lutte contre les inégalités femmes-hommes. Il montre plus largement que les méthodes calculatoires passent sous silence l’éthique de soin que les femmes mettent en œuvre au quotidien. Il est le miroir de ce qui se passe en entreprise où la focalisation sur les mesures de profit met en valeur le travail individuel mené par le manager – très souvent un homme qui reçoit un bonus pour cette performance – et passe sous silence les efforts de réconfort, de cohésion et de coopération menés en coulisses – le plus souvent par des femmes.
Le corollaire en est, qu’en ne valorisant pas l’éthique de soin, ces outils calculatoires ne permettent pas de faire glisser les hommes vers cette logique, pourtant essentielle à la résilience en temps de crise. Il en est de même en entreprise, où les mesures utilisées pointent du doigt les écarts de salaire ou l’inégal accès à des postes de pouvoir, et ne font qu’inciter les femmes à poursuivre un idéal néolibéral et « masculin » de carrière, celui de l’hyper-investissement et de l’hyper-mobilité, plutôt que de remettre en cause ce modèle pour en promouvoir un plus solidaire.
Parce qu’en réalité, le problème n’est pas tant que les femmes aient un moins bon salaire que les hommes, mais plutôt que le travail de créativité, de cohésion et émotionnel qu’elles mènent dans les coulisses, et qui aide leurs collègues à « tenir bon », ne soit pas valorisé dans leurs salaires.
Plus largement, notre étude permet de montrer que si les statistiques, classements, indicateurs pour promouvoir l’égalité permettent d’objectiver en partie la situation des femmes, elles déshumanisent des situations éminemment humaines et ne permettent pas de remettre en question les causes structurelles des inégalités. Il devient donc essentiel pour notre société de trouver des manières de rendre compte de l’éthique de soin mené par les femmes à l’échelle du foyer, de l’organisation et de la société, et de la valoriser.
Créer d’autres mesures et fixer des objectifs ciblant spécifiquement l’éthique de soin ne constitue cependant pas une solution dans la mesure où comptabiliser ce travail paraît complexe mais surtout parce qu’une telle méthode remettrait probablement en cause sa véritable essence. Valoriser l’éthique de soin nécessite plutôt de réfléchir à de nouvelles méthodes pour rendre des comptes sur la situation des femmes. Il devient aussi indispensable d’éduquer les hommes à cette éthique du soin.
Ludivine Perray-Redslob, Professeure associée en comptabilité, EM Lyon Business School et Dima Younes, Professeure associée de théorie des organisations, EM Lyon Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.