Combien d’années de votre vie avez-vous passées sans partenaire ? En France, depuis les années 1970, la vie hors couple cohabitant s’est largement diffusée parmi les moins de 65 ans. Cela s’explique principalement par le recul de l’âge à la première union co-résidente et par la multiplication des séparations. En tenant compte de toute relation amoureuse jugée « importante », qu’elle soit cohabitante ou non, 21 % des individus âgés de 26 à 65 ans en 2013 déclaraient ne pas avoir de partenaire. Cette progression du célibat témoigne-t-elle d’une remise en question du couple ?

Deux enquêtes, réalisées en France métropolitaine par l’Ined et l’Insee, permettent d’obtenir une vision globale de la durée pendant laquelle diverses générations (de l’après-guerre à nos jours) ont vécu en dehors d’une relation de couple « cohabitant » – c’est-à-dire le temps passé sans vivre en couple au sein d’un même logement (ERFI en 2005 auprès de 10 079 individus et EPIC en 2013-2014 auprès de 7 825 autres). Leur analyse combinée suggère que cette remise en question s’observe bien plus dans la forme que dans le fond.

Une progression récente et modérée de la durée de vie hors couple

Au fil des générations, les ruptures sont non seulement plus fréquentes mais aussi plus précoces. À l’âge de 65 ans, seuls 17 % des hommes et 13 % des femmes nés à la fin des années 1930 se sont séparés de leur premier conjoint. C’est autant que ce qui s’observait déjà dès l’âge de 35 ans pour les hommes nés au début des années 1950, et dès l’âge de 25 ans pour les femmes nées à la fin des années 1970.

Pour autant, tous les couples ne se séparent pas, bien au contraire. Et vivre en couple toute sa vie avec son premier partenaire demeure jusqu’à présent la situation conjugale la plus répandue. Quels que soient l’âge et la génération, cela concerne toujours au moins 57 % des hommes et 49 % des femmes (plus fréquemment soumises au veuvage).

La durée de vie hors d’un couple cohabitant n’a pas tant évolué que pourrait le laisser supposer la multiplication des situations de monoparentalité ou de recomposition familiale. Quel que soit l’âge, la tendance est toujours la même : elle diminue des générations du début des années 1930 aux premières générations du baby-boom puis remonte légèrement ensuite.

Les générations charnières sont celles nées sur la période 1945-1955. Ce sont pour elles que la vie passée en solo est la plus rare. Elles n’ont connu que 10 années de vie solitaire en moyenne entre leurs 18 et 65 ans.

Plusieurs facteurs ont globalement atténué l’élévation du temps passé à vivre seul. Comme les séparations, les remises en couples sont également plus fréquentes et plus précoces qu’avant. Le célibat tardif et le veuvage avant 65 ans ont par ailleurs durablement baissé. Enfin, l’âge à la première union a temporairement baissé. Tous les individus n’ont cependant pas été concernés de la même manière par ces phénomènes.

Des spécificités liées au genre ou aux diplômes

De l’ensemble des caractéristiques sociodémographiques considérées, c’est le sexe qui distingue le plus les individus à l’égard de leur durée de vie hors couple. Le net recul du célibat prolongé et du veuvage précoce ont avant tout bénéficié aux femmes, ce qui a induit une baisse plus marquée de leur durée de vie hors couple pour les générations les plus anciennes.

Pour les générations suivantes, les interactions entre les composantes de la vie hors couple sont plus complexes. À 25 ans, les femmes sont déjà plus souvent en couple cohabitant que les hommes, et le célibat prolongé jusqu’à 35 voire 45 ans se raréfie chez les femmes, alors qu’il progresse au fil des générations masculines.

À l’inverse, après la première union co-résidente, les périodes de vie solitaire sont plus fréquentes pour les femmes. Sachant que, quel que soit leur parcours conjugal antérieur, les femmes hors couple déclarent plus souvent que les hommes que leur célibat est un choix.

Les « paradoxes » genrés du cycle de vie

Ces constats font écho à ce que le sociologue Michael Rosenfeld, aux États-Unis, considère comme un des « paradoxes » genré du cycle de vie : les jeunes femmes semblent désirer plus fortement et précocement l’engagement au sein d’une union que les hommes, mais s’avèrent être plus tard moins satisfaites de leurs expériences conjugales. Étant donné la progression plus rapide chez les hommes de la durée de vie hors couple au fil des générations, il s’avère que la plus forte aspiration à la conjugalité des femmes avant 30 ans couplée à un recul plus important pour elles du veuvage précoce, ont jusqu’à présent plus que compensé leur retard à la remise en union. Quelques nuances doivent toutefois être apportées à ce constat général.

Pour les femmes, le temps passé à vivre seule progresse avec l’élévation du niveau de diplôme. Ainsi, les détentrices d’un CAP ou d’un BEP vivent en moyenne un trimestre de plus hors couple que les femmes sans diplôme. C’est un peu plus d’un an de plus pour les femmes ayant le niveau baccalauréat et près de deux ans pour celles qui ont obtenu un diplôme de l’enseignement supérieur. Ces différences s’atténuent à partir des générations nées dans les années 1980. Les femmes pas ou peu diplômées pourraient être plus nombreuses qu’auparavant à arbitrer en faveur de l’autonomie ou de la « liberté retrouvée » plutôt qu’en faveur d’une amélioration de leur bien-être financier.

Pour les hommes, la relation entre diplôme et temps de vie en solo est moins forte. Il y a en moyenne moins d’un an de vie de célibat de différence qui tienne à leur niveau de diplôme. Elle est également moins linéaire car l’entrée dans la vie de couple est généralement contrainte par l’existence d’une activité professionnelle stable. Ainsi, ce sont les hommes qui détiennent un diplôme professionnalisant qui ont la durée de vie hors couple la plus faible.

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Les hommes issus du milieu agricole se détachent du reste de la population. Malgré le recul constaté tout au long du XXe siècle, les fils d’agriculteurs qui obtiennent les diplômes techniques nécessaires s’engagent souvent dans l’agriculture, tandis que les moins diplômés empruntent une voie plus proche du milieu ouvrier. Une part importante des enfants de milieu agricole font alors partie des agriculteurs, particulièrement confrontés au célibat.

Les enfants de séparés connaissent plus souvent la séparation de leur couple. Néanmoins, le temps passé hors couple à l’issue de ces ruptures est compensé par leur entrée dans la conjugalité plus précoce. Ainsi, au cours de leur vie, ils ne vivent ni plus ni moins que les autres sans conjoint.

Les baby-boomers ont connu l’« âge d’or » de la vie conjugale

Les premières générations de baby-boomers ont finalement connu un « âge d’or » de la conjugalité. Pour eux, le veuvage précoce et le célibat définitif avaient déjà atteint des niveaux particulièrement bas, l’âge à la première union était plus précoce, et les ruptures d’union encore peu répandues. Le destin de ces générations ne saurait donc faire figure de norme, mais bien d’exception.

Pour les générations suivantes, la progression des séparations et de l’âge à la première union vont impulser une remontée de la durée de vie hors couple. Cette dernière, par ailleurs relativement lente, doit également être nuancée : on assiste à l’émergence de formes de conjugalité durables qui ne se matérialisent pas par une vie commune sous le même toit.

Dès lors, la complexification des trajectoires conjugales apparaît certes comme le signe d’une transformation des normes de conjugalité, mais nullement comme leur rejet. Le fait que le temps de vie hors couple des dernières générations du XXe siècle soit assez proche de celui des générations des années 1930 indique que la société française reste centrée sur l’idéal du couple.

Ainsi, La norme conjugale est plus diffuse, mais elle continue d’agir en adoptant simplement d’autres voies que la voie traditionnelle. Deux études qualitatives récemment menées montrent que la vie reste encore jalonnée d’incitations diverses et répétées à se (re)mettre en union, et que le couple est toujours fortement associé au bonheur et à l’épanouissement personnel. Ainsi, « l’ouverture des possibles en matière de vie affective semble avoir renforcé plutôt qu’affaibli la norme conjugale ».


Ce texte est adapté d’un article publié par les auteurs et Lyem Britah, Zoé Delœil, Inès Munoz-Bertrand, Axel Redonnet et Margaux Tocqueville dans « Population » 2023/2 Vol. 78, « Le temps passé sans vivre en couple : une analyse au fil des générations en France »

Nicolas Cauchi-Duval, Maître de conférences en Démographie, Université de Strasbourg et Nicolas Rebière, Maître de conférences en Démographie, Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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