Julie Bompas, Agence française de développement (AFD)
Les savoirs locaux, ces connaissances, savoir-faire et philosophies développés par des sociétés ayant une longue histoire d’interaction avec leur environnement naturel, selon la définition de l’Unesco, suscitent actuellement un intérêt croissant, notamment pour leurs contributions à la préservation de la biodiversité et à l’adaptation au changement climatique.
C’est notamment le cas en Côte d’Ivoire, où l’AFD a mené une étude pour comprendre le potentiel de co-construction des savoirs locaux liés à la météorologie. Au cours de celle-ci, 285 agriculteurs des zones cotonnières du nord de la Côte d’Ivoire ont été interrogés.
Dans ce domaine, les savoirs locaux détenus par les populations concernent principalement des prévisions météorologiques, allant d’anticipations à court terme (quelques heures ou quelques jours) jusqu’à des prévisions saisonnières (à environ trois mois). Ainsi, l’observation de colonnes de fourmis magnans avec leurs œufs est couramment interprétée par les populations de plusieurs territoires d’Afrique de l’Ouest comme annonçant une pluie dans les trois jours à venir.
La position des nids des oiseaux tisserins, très présents dans cette région, peut également donner une indication sur la quantité de pluies attendues pendant la saison. S’ils sont positionnés en bas des branches, la quantité d’eau à venir sera plus importante.
Ces savoirs, appelés savoirs prévisionnels locaux (SPL), peuvent être liés à la biodiversité (par exemple stade phénologique des végétaux ou comportements et présence d’animaux) ou encore abiotiques (par exemple, l’observations des nuages, étoiles, températures ressenties, etc.).
Des savoirs locaux perçus comme fiables, mais pas immuables
Les savoirs locaux peuvent également agir en tant qu’alertes précoces, en renforçant la capacité des populations à prévoir des évènements extrêmes. Par exemple, au nord de la Côte d’Ivoire, la floraison d’un arbre appelé localement Kadjon – ou Gadjon -peut être interprétée par les populations locales comme le signal d’une période sans pluies d’une à deux semaines au cours de la saison agricole. Ces « pauses » au cours de la saison des pluies peuvent être particulièrement dommageables pour les cultures.
Les savoirs prévisionnels locaux sont propres à un lieu géographique donné et sont transmis de génération en génération. Cependant, ils ne sont pas immuables : les générations qui se succèdent les renouvellent et les adaptent.
Ces savoirs sont principalement détenus par les ménages ruraux qui les utilisent encore régulièrement et de manière complémentaire avec les prévisions scientifiques pour leurs prises de décisions. En effet, les savoirs prévisionnels locaux ont « fait leurs preuves » dans le temps et bénéficient, dans de nombreux territoires, d’une réputation de fiabilité supérieure aux prévisions scientifiques, ce que nous avons pu observer dans notre étude.
Des savoirs complémentaires à la science
Toutefois, certaines variables utiles à la prise de décision peuvent être difficilement accessibles par les savoirs locaux, par exemple la quantité précise de pluie attendue. Ce besoin de complément d’informations scientifiques est d’autant plus ressenti que les changements de pratiques et d’utilisation des sols, couplés aux effets des changements climatiques, ont tendance à amoindrir la biodiversité, ce qui affecte directement le nombre d’indicateurs locaux. Il arrive ainsi que des plantes ou des animaux sur lesquels les populations s’appuyaient pour prévoir la météo disparaisse ou se fassent trop rares.
Par ailleurs, la diversité des indicateurs permet aussi de croiser les interprétations pour s’assurer de la fiabilité des prévisions. Disposer de moins d’indicateurs affaiblit fatalement la solidité des prévisions. Il y a donc un besoin de prévisions scientifiques fiables pour compléter les savoirs locaux.
Des informations « utiles » mais surtout « utilisables »
Les services climatiques englobent « tout service (applications, bulletins radio, SMS) comprenant des prévisions météorologiques de court terme (un à quinze jours), saisonnières (tendance sur trois mois) ou encore des projections climatiques (un siècle) visant à guider les usagers dans leurs prises de décisions ». Dans un contexte de changement climatique, ils constituent un maillon essentiel à l’adaptation et à l’anticipation des usagers.
Or, intégrer les SPL au sein des services climatiques (SC) permet une plus grande adhésion des populations, principalement, par ce qu’elles leur accordent une grande confiance. Mais aussi parce que ces savoirs permettent l’apport d’informations à un niveau très local dans des zones où les prévisions scientifiques actuellement disponibles sont peu précises.
En effet, il ne suffit pas que les populations aient accès à des prévisions : encore faut-il que celles-ci soient utilisées. Pour cela, les informations doivent d’abord être perçues comme pertinentes et légitimes.
Un dialogue entre scientifiques et agriculteurs
La co-construction de services climatiques a justement pour objectif de passer de la production d’informations « utiles » à celle d’informations « utilisables », grâce à la création d’espaces d’échange entre utilisateurs – par exemple, agriculteurs – et fournisseurs de ces services. C’est tout l’enjeu de cette approche intégrée, collaborative et itérative.
Des organisations intermédiaires peuvent également intervenir afin de faciliter les interactions entre les scientifiques et les agriculteurs. Ce rôle peut être tenu, par exemple, par des ONG locales.
Cette exploration commune des connaissances pratiques et des contextes de décision doit permettre à ces différents acteurs de mieux comprendre leurs attentes mutuelles. Les agriculteurs vont par exemple expliquer aux scientifiques comment ils décident de leurs calendriers agricoles en fonction des besoins des cultures, quel est l’apport des savoirs locaux, et là où ils manquent d’informations. En retour, les scientifiques pourront sensibiliser les agriculteurs aux limites de la science et aux incertitudes des prévisions.
Applications participatives et personnes relais
La possibilité d’intégrer des SPL aux services climatiques repose donc sur la volonté des populations à partager leurs savoirs, mais également sur la création de systèmes adaptés de collecte et de diffusion régulière des prévisions.
Il faut que les personnes considérées comme « expertes » par leur communauté soient prêtes à transmettre leurs connaissances aux autres ou à rapporter de manière régulière leurs prévisions auprès des scientifiques pour que ces derniers puissent les intégrer.
Le système de collecte des prévisions peut être automatisé avec des applications participatives comme FarmerSupport au Ghana, ou reposer sur des personnes relais (par exemple des animateurs ruraux) ou bien encore se matérialiser sous forme de réunions ou d’ateliers mêlant météorologues et « experts locaux » pour discuter en amont des prévisions saisonnières. C’est ce qu’on peut observer au Sénégal, où des groupes de travail multidisciplinaires (météorologues, associations, agriculteurs…) discutent, comparent et enrichissent ensemble les prévisions avant de les diffuser.
Le format de diffusion – bulletins radio, SMS, etc. – peut ensuite regrouper de manière comparative les prévisions scientifiques et les prévisions issues des SPL, ou bien proposer directement des prévisions uniques « réconciliées » qui intègrent les deux sources d’informations.
Science et Société se nourrissent mutuellement et gagnent à converser. La recherche peut s’appuyer sur la participation des citoyens, améliorer leur quotidien ou bien encore éclairer la décision publique. C’est ce que montrent les articles publiés dans notre série « Science et société, un nouveau dialogue », publiée avec le soutien du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
Julie Bompas, Chargée de recherche sur les services climatiques, Agence française de développement (AFD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.