Les sciences humaines et sociales sont parfois qualifiées de « sciences molles » et opposées aux mathématiques, à la physique et à la biologie, qui formeraient un cercle restreint de sciences « naturelles » ou « dures ». Mais cette distinction est-elle réellement fondée ? On fait le point avec Philippe Huneman, philosophe des sciences à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques
Pour retrouver l’origine de ladistinction entre sciences « dures » et sciences « molles », il faut remonter au XIXe siècle, confie Philippe Huneman : « c’est à ce moment-là que l’évolution de la langue, l’histoire et l’évolution des systèmes sociaux deviennent des objets d’étude ». L’apparition de disciplines qui prennent les affaires humaines pour objet vont alors soulever une interrogation : s’agit-il de sciences au même titre que les sciences naturelles ?
Le philosophe des sciences à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques rappelle : « Dans les années 1890, le philosophe allemand Wilhelm Dilthey propose de distinguer les deux selon le critère suivant : les sciences sociales permettraient de comprendre, c’est-à-dire de se mettre à la place de quelqu’un par exemple, là où les sciences de la nature permettraient d’expliquer, donc de ranger les phénomènes sous des lois mathématiques ».
Une distinction obsolète
Pourtant, cette distinction ne tient plus de nos jours poursuit Philippe Huneman : « il y a énormément de modèles mathématiques utilisés dans les sciences humaines et sociales, et plus particulièrement dans les domaines de l’économie et de la linguistique. Et certains sociologues s’appuient également sur des modèles très mathématisés, à l’image de ce que l’on peut faire en sciences du climat ou en biologie. Ainsi l’idée selon laquelle la formulation mathématique de lois est uniquement une spécificité des sciences naturelles est fausse ».
Et, sous l’effet de l’évolution de disciplines scientifiques, la frontière entre sciences humaines et sociales et sciences naturelles devient de plus en plus difficile à définir, souligne Philippe Huneman : « depuis une vingtaine d’années, nous commençons à voir émerger dans le domaine de la biologie certains champs d’analyse tels que l’étude de la conscience, qui se rapproche fortement des sciences humaines. Certaines questions qui étaient du ressort de la psychologie ou de la philosophie deviennent alors aussi des questions de biologie ».
Des disciplines complémentaires
Surtout, les sciences humaines et sociales et les sciences naturelles sont en réalité très complémentaires, et leur association peut servir à résoudre des problèmes complexes, souffle Philippe Huneman : « les historiens et les sociologues des sciences constatent depuis une quinzaine d’années que l’organisation des sciences s’orchestre de plus en plus autour d’une problématique particulière, et non autour d’une discipline. Si on s’intéresse à un problème global tel que la pollution plastique des océans, on va bien sûr faire appel à des océanologues et des experts de la chimie du plastique. Mais on aura aussi besoin de sociologues et d’économistes qui pourront par exemple expliquer pourquoi le plastique est toujours aussi présent dans nos sociétés ».
De quoi conclure qu’il faudrait définitivement abandonner les terminologies « sciences dures » et « sciences molles » ? Pour notre expert, cela ne fait aucun doute : « Si on discrédite les sciences humaines et sociales en les qualifiant de sciences molles, on risque de les laisser de côté sur des problèmes où elles sont pourtant nécessaires. La science est un système fiable et robuste de production de propositions vraies. En ce sens, toutes les sciences sont dures, et c’est en réalité l’opinion qui est molle ».
Thomas Allard
Avec le soutien du Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation