Il est toujours de bon ton de se lamenter de la déchéance de la langue française. En général, cette impression se fonde sur quelques exemples parmi les dizaines de milliers de mots et de phénomènes qui constituent une langue.
Mais il faut distinguer le regard social que l’on porte intuitivement sur la langue, lequel véhicule des sentiments, des impressions et des valeurs, du regard scientifique qui s’intéresse au fonctionnement effectif de la langue sans lui postuler un idéal – dont les critères seraient d’ailleurs assez flous…
Ces derniers temps, on fustige abondamment la locution adverbiale « du coup » pour la considérer comme « incorrecte ».
Mais selon quel(s) critère(s) considérer qu’une forme parfaitement attestée et banale serait fautive, méprisable ou constituerait « un tic de langage » ? On lit parfois des justifications vaguement historiques prêtant à « du coup » le sens de « aussitôt » en se référant au Bon Usage de Grévisse – mais plus personne n’emploie « du coup » dans ce sens. Pourquoi des usages périmés devraient-ils légitimer des emplois contemporains ?
Une évolution historique des mots
À ce compte-là, il faut bien rappeler qu’il n’existe pas de mot qui n’ait subi d’évolution historique au fil des siècles. Un exemple parmi tant d’autres : dans la négation « ne… pas », le mot pas renvoie initialement à une foulée (avec les verbes de déplacement, de type « je ne marche pas », au sens de « négation d’une quantité minimale de mouvement »). Doit-on considérer pour cela qu’il serait fautif d’utiliser pas pour la négation en général ? Ce phénomène s’appelle la grammaticalisation et désigne la perte de sens désignatif d’un mot au profit d’un emploi fonctionnel.
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De la même manière, « du coup » ne signifie pas « suite à un coup », mais « étant donné ce qui vient d’être dit ». L’idée de soudaineté en a disparu au bénéfice de l’idée de consécution. On ne voit pas pourquoi cette locution devrait subir une condamnation morale, sociale et esthétique la présentant comme une incorrection d’un français mystérieusement « rétréci et simplifié ».
Le phénomène est banal : une fois qu’on a remarqué un fait, on ne voit plus que lui, d’où cette impression que « du coup », qui passait inaperçu malgré sa fréquence, est désormais sous le feu des projecteurs.
Du coup, parlons oralité
Par hypercorrection, quelques puristes se mêlent d’introduire les bonnes manières dans la grammaire et décident que certains mots seraient à bannir, prenant pour des défauts des fonctionnements parfaitement normaux de la langue – et il faut entendre normal au sens où il s’agit bien de normes et non de faits accidentels.
Ces jugements surviennent notamment quand on oublie la distinction entre écrit et oral, qui n’obéissent pas aux mêmes normes discursives et syntaxiques. On condamne ainsi les marqueurs de l’oral comme déficiences par le seul décret d’une indignation fondée sur une vague impression. Hormis le fait de « ne pas trouver ça beau », on ne propose aucun raisonnement pour expliquer ce qui serait correct et ce qui ne le serait pas.
Depuis quelques temps, il semble convenu de trouver que « du coup » est une horreur, sans qu’on sache au juste pourquoi. C’est en réalité une locution des plus banales, que l’on classe dans la catégorie des connecteurs discursifs. Ils foisonnent à l’oral parce qu’ils sont essentiels à la construction du discours. Partir en guerre contre ces marqueurs aurait à peu près autant de sens que de fustiger la fréquence de « le » ou « de ».
Chacun de ces connecteurs se distingue par des nuances sémantiques très précises, chacun assurant un type de lien particulier : ah ouais ; moi pour moi ; bon alors ; tu sais (/tsé/) ; tu vois ; oui mais non ; attends (/tã/), écoute (/kut/) ; enfin ; je sais pas (/ʃsepa/), je crois (/ʃkʁwa/) ; voilà ; là ; et puis ; non mais ; ben oui ; donc ; au fait ; sérieux ; putain (/tɛ̃/) ; par contre ; hein ; quand même ; d’accord ; ok ; dis-donc ; remarque ; ah ça ; vas-y ; parce que ; bien sûr ; en tout cas, etc.
Ces marqueurs ne sont pas le signe d’une langue « relâchée » : ils sont la matière même de la grammaire de l’oral. Les dictionnaires ne répertorient presque jamais ces marqueurs qui ont un fonctionnement autonome à l’oral et ne se construisent pas de la même manière qu’à l’écrit. Personne ne parle comme un livre – sauf dans des situations extrêmement formelles – et en oral spontané, un énoncé français bien formé ressemble à ceci :
« Par contre, ouais, euh, tu sais, je lui ai dit, hein, mais bon, il écoute rien. »
Il est en fait rare de produire des énoncés de type « Paul aime Marie » qui ne soient pas encadrés par ce qu’on appelle des pauses pleines (« euh »), des post-rhèmes (« c’est vrai, quoi) » et précédés d’un préambule plus ou moins étendu (« en fait, je crois »). On doit notamment à Mary-Annick Morel d’avoir décrit ces particularités qui sont structurantes pour le français, avec Laurent Danon-Boileau pour l’intonation et Danielle Bouvet pour la gestuelle.
Prenons un énoncé parfaitement normal :
« Ouais bon, moi, je te dis, ton plombier, il viendra pas avant dix jours. »
Il se décompose comme suit : on met dans le préambule les marqueurs d’enchaînement (« ouais bon »), de point de vue (« moi, je te dis »), de cadrage thématique (« ton plombier »), avant de conclure par ce que l’on appelle le rhème, c’est-à-dire le contenu prédicatif (« il viendra pas avant dix jours »). Mary-Annick Morel a décrit cette structuration syntaxique, propre au français oral, sous le nom de décondensation.
Simultanément, le travail de formulation est signalé par les « euh », les allongements, les répétitions : à mesure qu’on élabore un contenu, on indique au co-locuteur le statut de cette élaboration. Ces marques balisent la construction des énoncés pour l’autre : sans ce tronçonnage, la compréhension serait mal assurée.
Du coup, on fait quoi ?
Le ligateur « du coup » est solidaire de cette organisation orale. Il n’est pas plus répandu ni fautif qu’aucun autre de ces marqueurs. Il n’est l’indicateur d’aucun registre. Seuls les discours puristes construisent un regard social négatif sur cette pauvre locution adverbiale qui n’avait rien demandé à personne… Faudra-t-il aussi mépriser « tout d’un coup », « d’un coup », « pour le coup », « tout à coup », « à coup sûr » ?
Banalement, du coup est utilisé pour l’expression de la consécution à l’oral. Il se distingue de « par conséquent », lequel présente une valeur logique différente de « du coup ». Substituons « par conséquent » dans une position où « du coup » fonctionne bien :
« Du coup, on fait quoi demain ? »
« Par conséquent on fait quoi demain ? »
L’énoncé avec « par conséquent » est peu naturel. La différence vient du fait que « du coup » exprime une consécution discursive et non logique : en tant que ligateur, sa fonction est d’établir un lien entre l’énoncé qui s’annonce et celui qui précède. De son côté, « par conséquent » établit un lien démonstratif. Ils n’ont donc pas les mêmes emplois ni les mêmes nuances : synonymie n’est pas substituabilité.
« Du coup » est plus proche de « alors ». La substitution semble possible, à une nuance près : « alors » possède concerne davantage la situation dans son ensemble (« alors, comment ça va, toi, depuis l’autre jour ? ») tandis que « du coup » instaure un lien d’implication plus serré avec les énoncés précédents, ce qui lui confère une fonction anaphorique (qu’on peut paraphraser par « étant donné ce qui vient d’être dit »). « Alors » et « du coup » ont en commun une dimension résomptive, c’est-à-dire qu’ils signalent que l’énonciateur reprend un fil de pensée, un sujet ou la conversation elle-même (comme « bon » ou « ben »).
Juger la langue, juger les gens
Un certain snobisme peut nous aveugler sur la réalité linguistique. En effet, les conventions de l’écrit constituent parfois une référence prescriptive pour envisager l’oral. C’est le fait d’une attitude « puriste » que l’on oublie d’appliquer à soi-même.
Et pour cause : sans ces prétendues scories, on ne pourrait pas construire d’énoncés. La situation d’improvisation orale nécessite un balisage particulier, notamment par les ligateurs, par des « euh » indiquant le travail de formulation du locuteur, etc. Ces outils linguistiques sont évidemment absents de l’écrit, comme le sont la dimension gestuelle et intonative.
Quand on prend conscience de l’existence de tels marqueurs, le réflexe coupable est de considérer « qu’on parle mal » tant on est habitué au discours normatif et au poids d’une vision scolaire de la langue fondée sur l’apprentissage de l’écriture. Or, le français se caractérise par une profonde différence de structuration entre l’oral et l’écrit : essayez de vous passer de « euh », qui est sans doute le marqueur le plus fréquent de notre langue, et on verra si vous arrivez encore à vous exprimer !
Jean Szlamowicz est l’auteur des ouvrages Les moutons de la pensée (2022, Cerf) et Le sexe et la langue (2018, Intervalles).
Jean Szlamowicz, Professeur des universités, linguiste, traducteur, Université de Bourgogne – UBFC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.