Le chemsex a récemment fait les gros titres des médias. Ce phénomène complexe, aux intrications médicales, sociétales et communautaires, est longtemps resté relativement tabou. Il n’est pas pourtant si récent.

Dans l’essai Addict, dont sont extraites ces bonnes feuilles, Jean-Victor Blanc, psychiatre spécialisé en addictologie, a choisi d’éclairer les addictions par le prisme de leurs représentations dans la pop culture.

De l’exubérante Kim Kardashian à la série 13 Reasons Why, il revient ici sur plusieurs cas d’usage sexualisé de substances. Une pratique qui peut devenir addictive, et avoir des conséquences nocives, mais dont il est possible de s’extraire.


La période sauvage de Kim Kardashian

En 2007, l’héroïne mondiale de la pop-culture a tourné une « sextape » avec le rappeur Ray J, alors son petit ami. Sa diffusion a été accompagnée d’un scandale médiatique international qui a contribué à sa notoriété. En 2018, la désormais multimillionnaire, grâce à son business de produits de beauté, fit une confidence surprenante. L’exubérante star de téléréalité déclarait avoir pris de l’ecstasy lors du tournage de cette vidéo pornographique amateur.

Elle confia également être sous MDMA lors de son premier mariage, qualifiant cette « période sauvage » d’un lapidaire : « Il n’arrive que de mauvaises choses sous cette drogue. » Ces expériences sous influence n’ont heureusement pas empêché la femme aux 200 millions d’abonnés Instagram de réaliser ses rêves de gloire et de succès, couverture de Vogue et études de droit à Harvard compris.

Le sexe sous substance est loin d’être aussi anecdotique qu’on pourrait le penser. C’est également de la MDMA que les adolescents de 13 Reasons Why prennent pour essayer de « se lâcher » sexuellement [saison 2, épisode 7].

Enfin, c’est une réunion sexuelle sous influence et entre hommes, en plein confinement de novembre 2020 à Bruxelles, qui a coûté sa carrière à Jozsef Szajer, homme politique hongrois conservateur. Au-delà du scandale médiatique – l’ex-député défendait une politique anti-LGBT +, le sexe sous influence peut avoir des conséquences dramatiques.

Drunk on love avec Beyonce

Le fait d’être sous l’effet d’un psychotrope lors d’un rapport sexuel est relativement courant, ce n’est pas systématiquement pathologique. Deux types de situations sont à distinguer : le cas le plus fréquent est occasionnel. La consommation d’alcool à visée festive permet de briser la glace, susciter une rencontre et in fine faciliter un rapport sexuel. Cet effet désinhibant qui favorise le rapprochement amoureux est un classique du cinéma américain, du film crépusculaire de Marilyn Monroe Les Désaxés, en 1961, à la comédie Booksmart, en 2019, en passant par les neuf longs métrages de la franchise American Pie. Ici, c’est par opportunité que les substances s’invitent épisodiquement dans la vie sexuelle.

Dans d’autres situations, la prise de substances sera effectuée à dessein : le produit psychoactif est une condition sine qua non de la vie sexuelle. On estime que 2 à 5 % de la population générale prendrait un produit « la plupart du temps » ou « tout le temps » avant le sexe. Ce caractère systématique témoigne d’une souffrance. L’impossibilité de conserver une vie sexuelle sans ces artifices provoque une mésestime de soi.

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La nécessité d’être dans un état second pour accéder au sexe peut avoir plusieurs origines. L’ivresse ou la drogue n’y apportent en général pas de réponse satisfaisante. Les substances consommées viennent amplifier une vulnérabilité préexistante (anxiété, dépression…). Il existe de plus un risque de développer une dépendance propre au produit, dont la prise n’est plus associée au sexe, aggravant de facto la situation globale de l’individu.

Anatomie de l’enfer avec Catherine Breillat

Plusieurs raisons expliquent ce recours aux substances dans la sexualité. Les femmes victimes de violences sexuelles, notamment dans leur enfance, utilisent plus l’alcool à visée sexuelle que celles qui en sont indemnes.

Les substances sont consommées pour lutter contre les réminiscences traumatiques des abus. Cette situation peut conduire à des situations dramatiques, car intoxiquées, ces survivantes sont plus à risque de subir une nouvelle agression sexuelle. Dans la série I May Destroy You, écrite et interprétée par la géniale Michaela Coel à partir de sa propre expérience, cette spirale est admirablement mise en scène. Arabella est victime d’un viol atroce, commis après avoir été droguée à son insu. Parmi les séquelles de cette agression dont elle n’a que très peu de souvenirs, sa vie sexuelle devient laborieuse. Elle fume alors du cannabis pour mettre à distance les flashbacks de ce traumatisme, et avoir un rapport sexuel. Dans un état de conscience modifiée, l’expérience va mal tourner et sera une nouvelle épreuve sur son chemin vers le rétablissement.

Les produits sont pris dans le but d’améliorer l’expérience sexuelle. Ils sont utilisés pour leur vertu anxiolytique ou dopante. Ceux qui en ont besoin sont souvent atteint d’anxiété de performance. Dans ce trouble, les situations d’évaluation induisent une crainte de l’échec telle que l’individu perd tous ses moyens. Cela multiplie alors les risques d’échec, qui va faire monter l’anxiété en flèche. Le rapport sexuel peut être vécu comme une « évaluation », dont le critère de jugement serait d’être qualifié de « bon » ou de « mauvais coup ». Anxiété et libido faisant très mauvais ménage, ces inquiétudes vont avoir un effet dévastateur sur la vie sexuelle.

L’anxiété de performance peut être alimentée par les normes dictées par l’industrie pornographique, dont les standards et les pratiques sont parfois très éloignés des possibilités moyennes de la physiologie humaine. À toutes fins utiles, il est rappelé qu’à l’échelle mondiale, la durée moyenne entre le début de la pénétration et l’éjaculation est de 5,4 minutes.

(…)

Si l’alcool est une des substances les plus étudiées car une des plus fréquemment consommées, ce sont les nouveaux roduits de synthèse (NPS) qui sont actuellement responsable d’une véritable épidémie de santé publique parmi les hommes ayant des relations homosexuelles.

La Génération « MTV  »

Ceci n’a rien à voir avec le temps béni où MTV diffusait en continu des clips aux moyens pharaoniques – et inégalés depuis (7 millions de dollars pour Scream de Michael et Janet Jackson). L’acronyme signifie ici Métamphétamine Truvada Viagra, et désigne la prise concomitante d’une amphétamine, d’un antirétroviral (traitement du VIH) et d’un stimulateur de l’érection.

Cette nouvelle addiction porte le nom de « chemsex », contraction de « chemical » et de « sex ». Apparu au début des années 2000, le chemsex est le dernier avatar du sexe sous substance. Drogues de synthèses ciblées, rencontres démultipliées sur les réseaux sociaux et vision utilitariste du corps et du plaisir s’y télescopent dans un vénéneux cocktail.

En France, les produits les plus fréquemment consommés sont des dérivés de cathinones : 3MMC, 3CMC ou 4 MEC, la méthamphétamine étant moins consommée dans l’hexagone qu’aux États-Unis ou dans le reste de l’Europe.

Ils sont consommés en sniff, ou en injection : les usagers parlent alors de « slam ». Ce terme, qui vient de « to slam », « claquer » en anglais, est utilisé pour décrire l’effet puissant lié à l’injection. Il ne s’agit donc pas de poésie urbaine déclamée par Grand Corps Malade, mais plutôt d’un grand nombre de corps enfiévrés… jusqu’à se rendre malades.

Les effets recherchés sont la désinhibition, une augmentation du plaisir sexuel et un puissant « sentiment de connexion » avec le partenaire. Un trentenaire timide et réservé m’expliquait un jour : « C’est comme faire l’amour avec la personne dont vous êtes amoureux, sur commande et avec n’importe qui. » Mais les flèches de ce Cupidon pharmacologique sont très éphémères. L’effet des produits dure quelques dizaines de minutes tout au plus, ce qui pousse les usagers à consommer toujours plus.

Conséquence : une perte totale de la notion du temps, qui transforme le rapport en véritable marathon de drogue et de sexe qui dure vingt-quatre, quarante-huit heures… ou plus. Le problème posé par le chemsex n’est pas moral mais bien sanitaire. Si les parties fines sous substances sont décrites depuis les orgies de la Rome Antique, l’ampleur actuelle et les ravages induits par le chemsex sont un défi médical et politique inédit.

Death By Sex, Kim Petras

Le témoignage de Jean-Luc Romero, homme politique et militant associatif, est éclairant. Son mari est mort d’une overdose au cours d’un plan chemsex. Afin d’alerter l’opinion, Jean-Luc Romero en a fait le récit âpre dans un livre, Plus vivant que jamais ! Les mélanges de produits, leurs surdoses et l’épuisement ont des conséquences physiques qui peuvent aller jusqu’à la perte de connaissance et au décès. Les participants risquent également de contracter des maladies sexuellement transmissibles, comme l’hépatite C ou la syphilis, actuellement en recrudescence.

Le risque lié au VIH est souvent évité, grâce à la prophylaxie par la PreP. Il s’agit d’un médicament antirétroviral, l’emtricitabine-ténofovir ou Truvada – le T de « MTV » – prescrit en préventif afin d’empêcher une séroconversion. La multiplication des injections peut provoquer des abcès au niveau des points d’injection. Il existe aussi des risques cardiovasculaires qui peuvent être majorés par la prise de produits destinés à maintenir l’érection – dont le Viagra, le V de MTV.

Les conséquences psychiques sont tout aussi inquiétantes : symptômes hallucinatoires liés à la prise de produits et à la fatigue, pertes de connaissance, voire coma lorsque les mélanges de produits deviennent hasardeux. Car souvent, d’autres drogues sont consommées simultanément comme le GHB, la cocaïne ou la kétamine.

Après s’être « perchés », beaucoup de patients vivent de très douloureuses « descentes ». Une intense tristesse, accompagnée d’un sentiment de désespoir qui peut durer deux jours après la prise de produits. Ces montagnes russes correspondent à un état d’épuisement cérébral, souvent aggravé par une culpabilité ressentie après un week-end où brunchs entre amis, cinéma en amoureux ou responsabilités familiales n’ont pu être honorés.

The Pleasure Principle

« Imagine-toi une échelle du plaisir sexuel qui va de 1 à 10. Quand tu baises en étant sobre, tu restes au niveau 1, tu atteins le niveau 7 quand tu es sous MDMA et le niveau 10 quand tu fais du sexe sous 3-MMC ou 4-MEC. Eh ben, quand tu slammes, tu dépasses l’échelle du plaisir et tu atteins carrément le niveau 100. (…) Après ça, bon courage pour baiser sans produits. Le jour où tu slammes, tu signes l’arrêt de mort de ta sexualité. Une vraie saloperie ! »

Cette citation issue du roman Chems de Johann Zarca (Grasset, 2021) l’exprime sans détour, les NPS peuvent conduire à une dépendance. Peu à peu, c’est dans le produit, plutôt que dans le sexe, que la personne va aller chercher du réconfort ou de l’oubli. Zède, l’antihéros du roman, va en faire les frais, s’oubliant dans les produits à mesure que sa vie part en lambeaux.

Pour la majorité des patients que je reçois en consultation, la vie sexuelle sans substances est devenue impossible. Beaucoup consomment des produits tout seuls, en se masturbant des heures devant un écran, seule échappatoire à une existence devenue morne et solitaire. Ce qui ne manque pas d’ironie, pour une pratique censée améliorer l’expérience sexuelle et souvent centrée sur la sexualité en groupe.

Heureusement, depuis quelques années, la visibilité accrue de ce problème, la (timide) reconnaissance des pouvoirs publics et l’amélioration de la formation des professionnels de santé permettent à des patients de plus en plus nombreux de trouver de l’aide avant d’en arriver à ces situations gravissimes.

Contrairement aux idées reçues, les démarches de soin des patients chemsexeurs s’accompagnent souvent de réussites : abstinence vis-à-vis des produits, réduction des risques, reprise du contrôle de sa vie sexuelle… Les objectifs du suivi sont à mesure des souhaits du patient et de la sévérité de sa pratique.

Trop souvent encore, la culpabilité, la crainte d’être jugés par les soignants et le manque d’informations sur les soins existants empêchent les patients de consulter. Si même l’exhibitionniste professionnelle Kim Kardashian a mis onze ans à révéler la prise de drogue derrière sa sextape, c’est bien qu’il reste du chemin à faire pour briser les tabous entourant le chemsex.

Leandro

Leandro se rend à la consultation, emmené par son colocataire. Celui-ci l’a retrouvé un mercredi matin, gisant semi-conscient dans le salon. Il était à moitié nu, portant la même combinaison Balenciaga que lorsqu’ils s’étaient quittés le dimanche précédent. Face à la grande inquiétude de son ami, Leandro accepte de voir un médecin.

Avec son accent brésilien, il me raconte sa descente aux enfers : une rupture sentimentale a fait imploser la stabilité parisienne dans laquelle ce brillant designer s’était installé. Après quinze ans de vie de couple, le jeune quadragénaire ne sait plus comment il en est arrivé là, ni pourquoi la drogue a pris toute la place dans sa vie.

Initié à la 3MMC par un partenaire sexuel rencontré sur l’application Grindr, il a rapidement basculé dans une pratique boulimique de slam. Alors qu’il gagnait plutôt bien sa vie, la précarité de son statut free-lance lui saute au visage au bout de quelques mois. Ses collaborations se terminent en queue de poisson, il est devenu incapable de travailler, ni d’investir de l’énergie dans la rencontre de nouveaux clients. Une tristesse lancinante, une perte d’appétit et des difficultés à prendre soin de lui-même entraînent une métamorphose physique et psychique. Il tient à me montrer des photos de son compte Instagram : « Regardez docteur, c’était moi avant. »

Il me raconte avoir tenté de se noyer en rentrant d’une soirée de drogues et de sexe à Mykonos, quelques semaines plus tôt. Lors de notre entretien, ce violent désespoir et la persistance d’idées suicidaires me font lui proposer une hospitalisation en urgence dans le service. Le but : l’aider à se sevrer des produits en le soustrayant aux nombreuses sollicitations qu’il reçoit de dealers, partenaires sexuels ou les deux à la fois.

Le sevrage et la prescription d’un traitement antidépresseur aident Leandro à retrouver son énergie et sa créativité. Il change de numéro de téléphone pour couper avec ses relations toxiques. Il reprend de flamboyantes couleurs sous mes yeux. Ses amis le remarquent avec panache : « Leandro fait son come-back ! ».

Aujourd’hui, je continue de le suivre et il n’a pas consommé depuis plus d’un an : c’est déjà un pas énorme. Sa vie sexuelle, elle, porte encore les stigmates des ravages du chemsex. Sans produit, les rapports sexuels lui paraissent parfois fades. Leandro parle d’un « reformatage » de sa vie sexuelle. Récemment, il a réussi à avoir des expériences « satisfaisantes », avec un homme qui lui plaît, même lorsqu’il est sobre. « Je crois que je suis amoureux » m’a-t-il dit, visiblement très gêné par cette confession.


Pour en savoir plus :
● Blanc, JV. (2022) « Addicts : comprendre les nouvelles addictions et s’en libérer », collection Vox, éditions Arkhé ;
● Blanc, JV. (2021) « Pop & psy : comment la pop culture nous aide à comprendre les troubles psychiques », éditions PLON ;
● Cycle de conférences dans les cinéma Mk2 Beaubourg tous les mois et ciné club mensuel au Brady.

Jean-Victor Blanc, Psychiatre, praticien hospitalier, chargé de cours en faculté de médecine, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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