Cet article est garanti sans spoilers.
Le 12 octobre, la série Squid Game est devenue le meilleur lancement de Netflix avec 111 millions de visualisations en 17 jours. Elle a ainsi battu Bridgerton, regardée par 82 millions d’abonnés en un mois fin 2019, et s’est placée en première position dans plus de 90 pays. Squid Game obtient la note de satisfaction de 8,2/10 sur IMDb, et 92 % de critiques positives sur Rotten Tomatoes, ce qui donne une indication sur sa qualité.
La série raconte comment 456 marginaux surendettés vont devenir les joueurs d’une compétition fondée sur des jeux d’enfants et dont le vainqueur gagnera 33 millions d’euros. Ils découvriront un détail sur place : seul le gagnant survivra aux épreuves mortelles.
Le succès exceptionnel et imprévu de la série est dû à la fois au créateur, scénariste et réalisateur Hwang Dong-hyuk – qui dit avoir perdu 6 dents à cause du stress pendant le tournage – au casting très réussi, et à la direction artistique originale et somptueuse. Il reste cependant très surprenant qu’une série sud-coréenne ultra-violente interdite aux moins de 16 ans qui parle d’une bande de personnages déclassés puisse devenir aussi populaire si rapidement.
Le décalage culturel et le concept même de la série qui étale un massacre sur 9 épisodes devraient plutôt contribuer à exclure une très large partie du public. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle le scénario, qui était prévu pour un film, a mis plus de 10 ans avant de convaincre des investisseurs et des acteurs et de se concrétiser sous la forme d’une minisérie portée par Netflix.
Comment donc expliquer l’improbable succès de Squid Game ? Voici une analyse sans spoilers, tous les éléments mentionnés étant dans la bande-annonce.
Des références puissantes
Les principales critiques de Squid Game reprochent à la série de faire du neuf avec du vieux. En effet, cette création originale pousse à l’extrême les codes de plusieurs phénomènes audiovisuels. Si les comparaisons avec les sagas Hunger Games, et Le Labyrinthe sont nombreuses, Squid Game ressemble surtout au dernier film de Kinji Fukasaku, l’un des plus grands réalisateurs de l’histoire du Japon : Battle Royale.
Sorti en l’an 2000, Battle Royale raconte comment 42 lycéens sont envoyés par les autorités sur une île où ils doivent s’entretuer pendant trois jours en respectant les règles du jeu. Seul le survivant pourra rentrer chez lui avec une récompense. Longtemps interdit dans plusieurs pays dont les États-Unis, Battle Royale est ensuite devenu culte et la référence du genre, considéré par Quentin Tarantino comme son film préféré.
Squid Game rappelle également des émissions de téléréalité comme Koh-Lanta, ou Survivor aux États-Unis qui en est à sa 41e saison ! En France, le show fête ses 20 ans cette année avec l’édition La Légende qui réalise toujours plus de 25 % de part d’audience en rassemblant 6 millions de téléspectateurs chaque semaine. Comme dans Squid Game – le côté gore en moins – il s’agit de joueurs qui souffrent de la faim et du manque de sommeil, qui s’affrontent dans des épreuves physiques, qui s’éliminent les uns les autres, et dont le vainqueur gagne une importante somme d’argent.
Le plus gros succès de Netflix présente de nombreuses similitudes avec le jeu vidéo le plus populaire de tous les temps : Fortnite. Même si la série écrite antérieurement à la sortie du jeu est bien plus sanglante et que les personnages n’y reviennent pas à la vie, elle reprend largement l’esthétique de Fortnite. D’ailleurs, les personnages et les jeux d’enfants de Squid Game n’ont pas tardé à envahir le jeu vidéo qui fonctionne comme une série télévisée avec des saisons qui ont chacune leur bande-annonce et leurs événements surprises.
D’autres références incluent La Casa de Papel, autre série culte de Netflix dont la cinquième et dernière saison sortira le 3 décembre, surtout pour les combinaisons portées par les gardes, et Westworld, diffusée par HBO, qui montre comment dans un futur proche des riches qui s’ennuient pourront aller malmener, abuser et tuer des androïdes dans des parcs d’attractions.
Un univers de fête foraine
Comme l’explique l’acteur principal Lee Jung-Jae, les décors sont comme des personnages à part entière. Ils expriment des messages, cachent des secrets, évoluent à chaque épisode, et mettent les spectateurs de plus en plus mal à l’aise. Les joueurs sont d’abord assassinés, puis s’entretuent dans un environnement enfantin, très coloré, démesuré, surréaliste, féérique, comme dans une rêverie macabre.
Les vastes espaces minimalistes, aux formes géométriques épurées et aux couleurs vives, sont déstabilisants et immergent les spectateurs dans un univers décalé et plein d’imprévus. Les personnages y évoluent dans un ballet chorégraphié en détail et filmé avec maestria, ce qui donne à certains plans une beauté inattendue pour une série horrifique. On passe donc brutalement de l’émerveillement à la terreur et inversement. Ce yoyo émotionnel a quelque chose de fascinant.
Les décors constituent autant d’énigmes dont il faut trouver la solution. Ils révèlent leurs mystères au fur et à mesure que l’intrigue avance. Le public friand de théories du complot en aura pour son argent. Ces espaces de jeu bariolés et enchanteurs contrastent avec les scènes à l’extérieur, dans le « monde réel », où tout paraît sombre, gris, pluvieux, déprimant et angoissant.
Le lieu le plus intéressant de la série est le dortoir des joueurs dont les lits empilés le long des murs ressemblent aux tribunes d’un stade. Cela crée un effet d’arène avec un large espace vide au milieu et de grandes marches autour, évoquant les combats de gladiateurs ou les jeux du cirque. La structure est faite de racks de stockage, comme si les joueurs étaient des marchandises, des gadgets ou des jouets. Ils n’ont d’ailleurs plus de nom, mais un numéro inscrit en grand sur leurs vêtements. On a aussi parfois l’impression qu’ils sont dans des cages comme les animaux d’un cirque.
Autre espace impressionnant, le grand hall rempli d’escaliers multicolores superposés qui connectent le dortoir des joueurs avec les espaces de jeu. Cet imbroglio de marches, de portes et de fenêtres trouve son inspiration dans deux principales œuvres : La Muralla Roja de Ricardo Boffil et Relativité de M. C. Escher. Dans ce dédale, les joueurs apparaissent désorientés et piégés, minuscules et insignifiants comme les pions d’un jeu. Les autres décors tout aussi travaillés ne seront pas décrits pour ne pas divulgâcher la série.
Un déferlement sur les réseaux sociaux
La série Squid Game bénéficie d’une campagne de marketing viral tellement efficace que même ceux qui ne l’ont pas vue connaissent les personnages, les costumes, les décors, les scènes cultes et l’intrigue principale. Pourtant, Netflix n’a pas cherché à créer le buzz autour de cette série plus qu’une autre.
Squid Game a envahi les réseaux sociaux avec d’innombrables mèmes, ces détournements visuels qui font référence aux situations de la série. Des centaines de milliers de tweets ont été postés chaque jour avec le #squidgame qui est régulièrement premier des tendances mondiales depuis le lancement le 17 septembre.
Des centaines de vidéos YouTube sont consacrées à Squid Game. En France on pourra citer principalement celles des YouTubers Norman (12,1 millions d’abonnés), Lama faché (8,4), Valouzz (2,64), Sora (2,08), Sofyan (1,82 millions), Math (1,62 millions), et HugoDécrypte (1,37), sans parler des chaînes de média comme Le Parisien, LeHuffPost, LCI, ou WatchMojo. Sur Tiktok, les vidéos avec le #squidgame ont cumulé 50 milliards de vues.
De nombreux événements autour de la série ont créé le buzz. Une boutique éphémère a été ouverte à Paris le temps d’un week-end et a donné lieu à des émeutes en raison d’une affluence ingérable. La poupée géante du premier épisode a été installée à un passage piéton de Manille, aux Philippines pour inciter les gens à ne pas traverser au feu rouge. Un hôtel de Gangneung en Corée du Sud va recréer certaines des épreuves de Squid Game pour ses clients et a vendu toutes les places en deux jours.
Les chaussures Vans Slip-On blanches similaires à celles portées par les joueurs dans la série ont vu leurs ventes multipliées par 80. Les tenues des joueurs comme celles des gardes font partie des costumes d’Halloween les plus recherchés sur Amazon et certains modèles sont en rupture de stock. Ironiquement, Squid Game qui s’attaque aux dérives du capitalisme génère une frénésie de business.
Une société où l’argent fait le bonheur
Pour son créateur, Squid Game est avant tout une critique de la société capitaliste et des inégalités qu’elle produit, comme le film sud-coréen Parasite, Palme d’Or à Cannes à l’unanimité du jury en 2019 et première œuvre non anglophone à remporter l’Oscar du meilleur film en 2020. Squid Game dénonce la perte de repères, l’isolement, les humiliations et le désespoir d’une large part de la population sud-coréenne, et par extension du monde entier.
Au-delà du divertissement, la popularité de Squid Game reflète donc une adhésion à son message contre les dérives et les injustices de la société moderne : insécurité galopante, incivilité et criminalité, misère extrême, discrimination contre les étrangers, les femmes ou les personnes âgées, exclusion sociale des « plus faibles », addictions diverses, course à la consommation et surendettement, dépressions et suicides… Chaque personnage révèle une détresse et une forme de fatalité contre laquelle il se sent impuissant.
Les joueurs sont libres de partir à tout moment, à condition d’être une majorité à décider de le faire, ce qui est d’ailleurs le cas après le carnage du premier jeu. Mais ils reviennent presque tous ! Ces personnages désespérés sont rejetés ou ne parviennent pas à s’intégrer dans un monde qui semble ne pas vouloir d’eux et ne leur laisser aucune chance de s’en sortir. Au moins, dans le jeu, ils ont une chance sur 456 de devenir millionnaire.
Cette situation rappelle le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de la Boétie qui écrivait en 1576 : « Il y a en l’homme une préférence pour la servitude volontaire, parce que la servitude est confortable et qu’elle rend irresponsable ». Dans Squid Game, les joueurs sont tellement aliénés par la société dans laquelle ils survivent qu’ils choisissent librement d’être prisonniers et de finir assassinés pour avoir la chance illusoire de devenir riche.
Compte tenu du succès de la série, qui a coûté 21 millions de dollars et en a généré 900, et de l’ouverture du dernier épisode, il est fort probable qu’une deuxième saison voie le jour, même si le créateur de la série assure qu’il n’a pas encore assez d’idées et qu’il aura besoin cette fois de s’entourer d’autres scénaristes et réalisateurs pour l’aider.
Oihab Allal-Chérif, Business Professor, Neoma Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.