Les plates-formes digitales se sont multipliées depuis la fin des années 2000. Certaines d’entre elles permettent aux particuliers d’échanger des biens et services avec ou sans contrepartie financière. Ces plates-formes digitales existent dans de nombreux secteurs, notamment l’hébergement, les transports, la mode, les loisirs créatifs et les petits services (bricolage, jardinage, aide pour déménager, etc.)
À leurs débuts, les plates-formes digitales ont été vues comme une alternative à l’économie marchande traditionnelle. Elles seraient vertueuses à plusieurs égards : faible impact environnemental, capacité à allonger la durée de vie des objets, ou encore opportunité de créer du lien social entre utilisateurs. Les plates-formes digitales elles-mêmes mobilisent aussi ces arguments, et n’hésitent pas à utiliser une rhétorique verte et communautaire dans leur communication.
Néanmoins, des travaux de recherche récents dressent un portrait plus nuancé des plates-formes digitales. On y lit que les plates-formes surveillent les utilisateurs, poussent à fournir un travail émotionnel pour obtenir des bonnes évaluations, et finissent par exclure ceux qui ne se conforment pas aux règles du jeu.
Dans le prolongement de ces travaux, nous avons exploré dans notre recherche le côté obscur des plates-formes digitales de vente et achat de vêtements d’occasion entre particuliers. De 2013 à 2020, nous avons étudié le fonctionnement de Vinted, Vestiaire Collective, et Videdressing et interrogé un échantillon d’utilisateurs assidus.
Être le plus réactif
Nous avons constaté que ces plates-formes poussent leurs utilisateurs à aller toujours plus vite. En nous appuyant sur la théorie de l’accélération sociale du sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, nous avons mis en lumière la façon dont les plates-formes digitales alimentent une concurrence par la rapidité entre utilisateurs. Elles poussent les utilisateurs à être les plus réactifs, les plus à la mode et les plus avertis.
Il existe des points communs dans l’interface des trois plates-formes d’échange de vêtements d’occasion. Elles donnent des informations sur la réactivité des utilisateurs, par exemple en indiquant l’heure de leur dernière connexion. Elles imposent aussi un délai de quelques jours pour expédier les produits achetés au-delà duquel la transaction est annulée.
Elles envoient également de nombreuses notifications pour tenir régulièrement les utilisateurs au courant de ce qui se passe sur la plate-forme. Enfin, elles mentionnent explicitement que la rapidité est la clé du succès pour devenir des acheteurs et vendeurs performants.
Tous ces éléments empêchent de décrocher. Les utilisateurs restent connectés en permanence même lorsqu’ils sont au travail ou en famille. En effet, les vendeurs se doivent de répondre rapidement aux requêtes des acheteurs et de leur envoyer rapidement les articles vendus sous peine d’être mal notés.
Quant aux acheteurs, ils cherchent à dénicher la bonne affaire tout juste mise en ligne sous peine de se faire doubler par un acheteur plus rapide. Il en découle une mise en concurrence des utilisateurs par la rapidité dont l’enjeu est d’être le plus réactif possible.
Être le plus à la mode
Les interfaces des plates-formes d’échange de vêtements d’occasion ont d’autres points communs. Toutes trois disposent d’interfaces intuitives, de tutoriels et de rubriques conseils qui aident les utilisateurs à acheter et à vendre des produits très facilement.
Les plates-formes mettent également en lumière les nouveautés grâce à des sections entièrement dédiées aux produits qui viennent d’être mis en vente. Enfin, elles permettent de lancer des recherches automatiques et d’être alerté dès que l’article souhaité est mis en vente.
Ces éléments incitent les utilisateurs à renouveler rapidement leur garde-robe. Les plates-formes digitales sont d’excellentes alliées pour actualiser en permanence le contenu de son dressing. Pour les utilisateurs, il s’agit de repérer les articles qui commencent à devenir à la mode et de les acquérir avant qu’ils ne soient prisés de tous.
Il s’agit également de se débarrasser des articles qui commencent à être démodés avant qu’ils ne trouvent plus preneur. Il en découle une mise en concurrence des utilisateurs par la rapidité pour avoir la garde-robe la plus tendance, et ainsi toujours être à la pointe de la mode.
Être le plus averti
Les interfaces des plates-formes digitales tendent à optimiser la logistique en amont et en aval des transactions marchandes. Par exemple, la communication entre utilisateurs se fait via une messagerie intégrée aux plates-formes qui propose des messages prérédigés.
Ceci accélère les échanges verbaux entre acheteur potentiel et vendeur, et compresse le temps séparant l’intention de la décision d’achat. La procédure de paiement est elle aussi accélérée grâce à l’enregistrement des coordonnées bancaires et à la possibilité de payer via un porte-monnaie virtuel. Enfin, de nouvelles options de livraison toujours plus rapides apparaissent régulièrement, et permettent de recevoir l’article acheté en temps record (et même de suivre le colis en cours d’acheminement).
Ces modalités de communication, paiement et livraison accélèrent le rythme des transactions marchandes tout en suscitant l’envie que ces transactions soient toujours plus rapides. Pour les utilisateurs, il s’agit donc de découvrir les nouvelles fonctionnalités offertes par les plates-formes qui leur permettront de gagner encore plus du temps.
Pour les vendeurs, la maîtrise de nouvelles fonctionnalités permet de céder au plus vite les articles placés dans leur vitrine virtuelle. Pour les acheteurs, la maîtrise de nouvelles fonctionnalités permet d’obtenir le plus vite possible les articles désirés. Il en découle une concurrence par la rapidité entre utilisateurs pour être le plus averti, c’est-à-dire le plus au courant des dernières fonctionnalités permettant d’accélérer le tempo de ses activités marchandes.
Mais alors comment « décrocher » ?
Nous suggérons de modifier quelques éléments de l’interface des plates-formes digitales pour que les utilisateurs prennent conscience de leur mise en concurrence par la rapidité. Tout d’abord, ajouter le temps cumulé passé sur les plates-formes digitales permettrait aux utilisateurs de réaliser qu’ils sont connectés en permanence.
Ensuite, supprimer les « occasions ratées » de la liste des souhaits diminuerait la frustration d’être passé à côté d’un article désiré, et cesserait d’encourager à acheter quelque chose simplement par peur qu’un autre utilisateur soit plus rapide à valider la transaction.
Enfin, faire figurer sur le compte utilisateur l’ensemble des dépenses cumulées contrebalancerait l’impression de gagner beaucoup d’argent grâce à ses ventes. Certes, les utilisateurs gagnent un complément de revenus grâce aux plates-formes, mais ils dépensent tout autant… si ce n’est davantage.
Elodie Juge, PhD – Docteure en Sciences de Gestion – Ingénieure chaire TREND(S), Université de Lille; Anissa Pomiès, Professeur Assistant de Marketing, EM Lyon et Isabelle Collin-Lachaud, Professeure des universités, LUMEN (ULR 4999), directrice scientifique de la chaire TREND(S), Université de Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.