L’une des plus importantes figures de contestation sociale de l’histoire de la littérature anglaise, et tout simplement de notre imaginaire collectif, est indéniablement Robin des Bois
Ses multiples et complexes origines mythologiques (Green Man, homme sauvage, trickster) tendent d’ailleurs à s’effacer en faveur de la nature politique du personnage, qui illustre à merveille la notion développée par Karl Marx et Friedrich Engels selon laquelle l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes. Or, c’est précisément de l’alignement politique de Robin des Bois dont il sera ici question et plus précisément de sa récupération politique au fil des siècles.
Robin le Yeoman
Bien avant d’être promu au rang de Prince des voleurs, Robin était surtout le héros/héraut d’une population soumise aux abus du régime féodal. Il a toujours volé aux riches pour donner aux pauvres, mais le programme politique des Joyeux Compagnons a progressivement été détourné de manière à embourgeoiser progressivement Robin et le couper du peuple.
Oubliez donc tout ce que vous pensez savoir sur Robert de Loxley, comte de Huntington, laissez de côté ce que le cinéma vous a appris du personnage ! Dans les premières versions de la légende, orales d’abord, puis écrites ensuite, Robin ne fait aucunement partie de la haute société. Bien au contraire, c’est un yeoman : il appartient à une classe paysanne intermédiaire cultivant ses propres terres, une classe qui va même se militariser durant le XIVe siècle et qui va être connue pour son maniement de l’arc long. Il existe ainsi, vous en conviendrez, un lien très fort entre la classe sociale originelle de Robin et ses talents d’archer. Robin est donc un yeoman et il en va de même pour le genre littéraire mettant en scène ses premières aventures qui appartenaient à une tradition poétique elle-même yeoman, composée par des artistes et ménestrels itinérants.
Le narrateur de Robin des Bois et le potier encadre d’ailleurs son récit par des références directes à son public (« Écoutez-moi, mes bons yeomen » ; « Puisse Dieu avoir pitié de l’âme de Robin et sauver tous les bons yeomen ! ») De même, La Geste de Robin des Bois, premier récit écrit de la légende, affiche fièrement aux yeux de tous cet alignement politique de Robin et son appartenance à une classe de paysans libres, non sujets au servage : « Écoutez-moi bien, gentilshommes, vous qui avez du sang d’hommes libres. Je vais vous parler d’un bon yeoman, son nom était Robin des Bois. »
Robin et ses compagnons disposent donc d’une liberté accentuée par leur statut de hors-la-loi dans la mesure où ils s’opposent au régime féodal et choisissent de vivre en dehors des normes de la société. Violence, meurtres et vols ponctuent leurs actions mais toujours afin d’en faire profiter les plus démunis, qu’ils soient paysans ou chevaliers. Réfugiés dans la forêt (de Barnesdale d’abord puis de Sherwood dans les versions ultérieures de la légende), ils fuient les normes et développent un ordre social utopique nourrissant d’espoir les opprimés en incarnant une justice sociale potentielle.
Médiatisation et récupération politique
Les agitateurs ne sont que rarement bien vus par les classes dirigeantes, à moins qu’ils puissent servir leur propre agenda politique. Or, manipuler de cette façon une figure d’opposition populaire est délicat et ne se fait que rarement sans l’adroite assistance des médias.
Les aventures de Robin le Yeoman ont ainsi longtemps été transmises à l’oral, se développant et évoluant de bouche à oreille et échappant à toute forme de contrôle documentaire et de cristallisation littéraire. Le passage à l’écrit des aventures de Robin des Bois va cependant enclencher la longue récupération médiatique de Robin, puisqu’une fois couché sur papier, il va commencer à gagner en popularité au sein de classes à même de lire ses aventures, ce qui n’était pas toujours le cas des classes populaires.
On voit ainsi, dès le XVe siècle, des chroniqueurs entamer un travail de sape systématique qui va préparer son instrumentalisation. Durant les années 1440, Walter Bower précise par exemple que Robin est de loin « le plus célèbre meurtrier » et qu’il est célébré par « le peuple stupide ». Pour Bower, c’est clairement la stupidité des classes populaires qui explique leur attachement à Robin des Bois.
Cette médiatisation par l’écrit permet plus tard une transformation radicale du mythe, puisque sous l’ère Tudor, Robin est tout bonnement anobli, perdant son statut de Yeoman pour devenir le célèbre Robert de Loxley dans les pièces de Anthony Munday de 1598 et 1599 (La Chute et La mort de Robert, Comte de Huntington). C’est à cette époque que Robin devient le héros avec lequel nous avons tous grandi, à savoir un noble en exil injustement traité par le Prince Jean durant l’absence de Richard Cœur de Lion.
Qu’importe le médium adaptant la légende de Robin des Bois (série télévisée, bande dessinée, roman, film…), c’est bien cette variante de l’histoire qui sera systématiquement mise en scène, soit une version dans laquelle Robin lutte non pas contre les classes dirigeantes mais bien pour elle. Il défend le pouvoir régalien, et se fait protecteur de l’ordre établi, s’éloignant au passage de son rôle archétypal de violeur d’interdits ; redistribuer des richesses aux pauvres perd d’ailleurs très vite de son importance si cela ne permet pas de nuire au Prince Jean…
Mais cela ne s’est pas arrêté en si bon chemin, puisque le hors-la-loi offrant un semblant de justice à petite échelle avait été suffisamment anobli aux XIXe siècle pour se faire, dans le roman Ivanhoé de Sir Walter Scott (publié en 1819), défenseur d’une forme ô combien polémique aujourd’hui d’anglo-saxonisme. Robin devient bien malgré lui un héros national(iste), dédié à la préservation de la nation britannique traditionnelle anglo-normande.
Robin, noble voleur ou voleur des nobles
Robin a subi une évolution progressive ayant fortement réaligné la nature politique du mythe afin de l’écarter de ses origines populaires. S’il continue bien de voler aux riches pour donner aux pauvres dans l’imaginaire collectif, le Robin du XXIe n’en reste pas moins problématique dans la mesure où l’on ne peut être sûr de savoir, comme le remarque James Meek, si « mes » riches et pauvres correspondent à « vos » riches et pauvres. Dans un monde globalisé et industrialisé ayant subordonné la nature, les campagnes et les forêts, les milieux financiers et industriels ont centralisé les populations et leurs récits fondateurs : caché dans la jungle urbaine, Robin est à présent récupéré sans rougir par les élites les plus conservatrices.
Steven Knight signale notamment que Donald Trump, alors candidat « hors système », a été un temps perçu par ses électeurs comme une figure de Robin des Bois, alors que Sean Penn nous vendait le narcotrafiquant Joaquín « El Chapo » Guzmán comme un « type de Robin des Bois » au service des populations du Sinaloa au Mexique.
Le personnage de Robin des Bois semble avoir été réduit à un simple et unique mythème, celui de la redistribution des richesses, un mythème qu’il est facile de manipuler. La longue et lente médiatisation de Robin permet donc aujourd’hui aux politiques conservatrices d’inverser les rôles : les populations les plus démunies (sans emploi, réfugiés…) occupent à présent la place des nobles d’autrefois, vivant oisivement grâce aux impôts. Les classes populaires sont alors régulièrement accusées de vivre du travail des autres, soutenant par leurs contributions salariales une classe d’assistés. Dans cette version instrumentalisée du mythe, Robin des Bois se rapproche de Nigel Farage, Margaret Thatcher, Ronald Reagan ou Emmanuel Macron. Le mythe médiéval qui consistait à redistribuer les richesses injustement captées par une classe dirigeante oisive a été récupéré par un imaginaire économique libéral.
Doit-on cependant en conclure que l’imaginaire des classes populaires a été corrompu par cette instrumentalisation ? Que la figure de contestation sociale qu’était Robin des Bois n’est plus ? Oui et non. L’ombre mythique du Robin des origines continue de planer, tant et si bien qu’il est toujours invoqué par les partis de gauche et les mouvements antimondialisation comme illustration du principe de redistribution des richesses.
Mais le plus important n’est pas là, puisque c’est en d’autres mains que repose l’avenir de Robin. Qu’on le veuille ou non, Robin des Bois continue de parler aux enfants sous sa forme la plus pure, débarrassée de ses oripeaux politiques, grâce à ses diverses adaptations. Il entretient dans les esprits des enfants sages les notions de justice sociale et de possibilité de révolte. Et à en croire Jean‑Paul Sartre, ce sont justement les enfants sages qui font les révolutionnaires les plus terribles.
Jonathan Fruoco, Chercheur associé au CEMA, Sorbonne Université, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.