Si vous avez un jour la chance de vous promener au cœur de la forêt amazonienne, vous verrez forcément cet éphémère flash bleu iridescent qui traverse le sous-bois. Vous venez d’admirer le vol du Morpho
Dans le vert profond de la forêt et le rouge de la terre, on ne voit que ça. Pourquoi ce papillon parfaitement comestible a-t-il choisi de s’exhiber ainsi ? Dans ce cas précis, il s’agit d’un mâle qui signale sa présence à sa discrète compagne, cachée au sommet de la canopée. Chez les papillons, et particulièrement dans cet environnement chaud et humide, les signaux colorés constituent un des vecteurs de communication intra (au sein d’une même espèce) et interspécifique (envers d’autres espèces, proies ou prédateurs) les plus importants. C’est un jeu complexe où chacun envoie des messages à tout le monde, des informations véridiques, mais aussi trompeuses – des fake news, dirait-on aujourd’hui.
L’interprétation de ces jeux subtils a été apportée par les savants explorateurs du XIXe siècle. Ceux-ci apportèrent beaucoup d’eau au moulin de Charles Darwin, leur contemporain, qui élaborait alors sa théorie de l’évolution des espèces. Ces jeux colorés sont en effet une magnifique illustration de l’évolution et de la sélection naturelle. Ces savants, Henry Walter Bates, Alfred Russell Wallace, Fritz Müeller, pour ne citer que les plus célèbres, ont parcouru l’Amazonie ou les forêts du Sud-est asiatique en tous sens et ont percé les secrets de ces échanges. Un classement des couleurs se met lentement en place, non pas en fonction de leur origine – nous verrons cela plus loin – mais de leur fonction.
Une classification des couleurs
On distingue deux grandes catégories de couleurs, qui valent tout aussi bien pour les animaux que les plantes : les couleurs cryptiques, destinées au camouflage, et les couleurs « sématiques », qui délivrent un message. Les messages des couleurs sématiques peuvent être vrais ou faux, destinés aux partenaires ou aux prédateurs.
Les messages intraspécifiques, entre mâles et femelles où parfois entre insectes du même sexe, affichent leur appartenance à l’espèce et leur genre (les dimorphismes sexuels, les différences d’aspect sont courants et souvent impressionnants chez les papillons). Les messages interspécifiques s’adressent aux prédateurs et signalent le danger qu’il y aurait à attaquer. C’est chez ces derniers que les mimétismes se sont développés. Ils prennent le nom de leurs inventeurs.
Se déguiser en animal non comestible ou dangereux : « j’ai l’air dangereux, mais c’est un faux »
Le mimétisme « batésien », mis en évidence par Henry Walter Bates, est certainement la plus spectaculaire des stratégies défensives des lépidoptères. Elle consiste en l’usurpation par un papillon comestible (le mime) de la livrée sématique – la couleur, les motifs – mais aussi des attitudes de vol d’un insecte non comestible (le modèle), quelle qu’en soit la cause : toxicité, goût désagréable ou venin. Les guêpes (Hyménoptères) par exemple, avec leur abdomen rayé noir et jaune, sont couramment copiées par les lépidoptères. S’il assure une relative immunité au mime, cet insecte qui se drape au fil de l’évolution de couleurs qui ne sont pas les siennes initialement, le mimétisme batésien met l’espèce modèle en danger.
L’efficacité du mimétisme batésien est d’autant plus importante que la population mimétique est faible au regard de celle mimée. En effet, l’apprentissage du prédateur s’effectue par une succession de réussites (capturer et manger des insectes comestibles) et d’échecs (insectes non comestibles), une trop forte proportion des insectes-mimes annulerait l’effet d’avertissement des couleurs sématiques des insectes-modèles. De ce point de vue, le mimétisme batésien peut être considéré comme un parasitisme auquel le modèle peut tenter d’échapper en modifiant sa livrée. On peut alors assister à une évolution parallèle du mime et du modèle, ce dernier tendant à s’éloigner le plus possible du premier qui, ainsi mis en danger, tente de le rattraper.
Quand des espèces toxiques se copient les unes les autres : « ceci n’est pas ma couleur, mais je suis vraiment dangereux »
Les espèces réellement « protégées », car elles sont non comestibles ou dangereuses, et présentant des couleurs sématiques, ne sont pas ipso facto à l’abri des prédateurs. Le danger pour elles, bien réel, survient durant l’apprentissage du prédateur qui, pour associer un désagrément à un signal avertissant, doit y avoir goûté de nombreuses fois. Ce risque d’erreur, souvent fatale pour le papillon, sera d’autant plus faible que le message sera clair et non ambigu. Le message doit être fort – les couleurs sématiques sont voyantes, mais elles ne doivent pas se présenter en trop grand nombre.
Ainsi les espèces protégées ont-elles intérêt à offrir une livrée identique aux yeux des prédateurs. Elles se partagent ainsi les pertes dues aux erreurs d’apprentissage des prédateurs et accélèrent ce dernier. Ce type d’associations, dites « müllériennes » et décrites par Fritz Mueller, est un cas limite de mimétisme, puisque tout le monde copiant tout le monde, il n’y a plus de mime ni de modèle bien défini. Et on comprend dès lors que tout intrus comestible dans l’association, par le fait du hasard ou d’un mimétisme batésien, réduit la portée du message.
Curieuses associations de couleurs
On peut souvent observer des papillons très bien camouflés au repos, mais qui exhibent des couleurs très voyantes lorsqu’ils décollent. C’est une autre stratégie.
Les couleurs agissent au gré des mouvements des ailes. Le message est à chercher dans la dynamique de leur apparition ou disparition ! Par exemple, les colorations « éclairs », où un papillon camouflé révèle brusquement les couleurs vives de ses ailes postérieures en décollant, provoquent un instant d’indécision chez l’attaquant. À l’inverse, le prédateur peut être d’abord attiré par un signal visuel fort d’un papillon en vol, et ne plus voir sa proie qui devient invisible lorsqu’elle est au repos. En ce cas, le prédateur, éternellement frustré, finit par associer la couleur non plus à une proie, mais à une absence de proie ! Il finira par ne plus être attiré par cette couleur. Ces phénomènes sont appelés « associations guillauminéennes », du nom de l’entomologiste Guillemin.
Se draper de couleurs pour se tenir chaud
Les couleurs ont une autre fonction, non pas liée cette fois à leur aspect visuel, mais à l’origine pigmentaire de certaines d’entre elles. Les pigments absorbent une partie du spectre solaire pour ne laisser voir que l’autre (un pigment rouge absorbe toutes les longueurs d’onde du violet au jaune). Cette lumière absorbée et donc l’énergie qu’elle transporte sont généralement converties en chaleur. Les couleurs interviennent donc aussi dans l’équilibre thermodynamique des papillons qui sont des organismes « exothermes », qui puisent une grande partie de leur énergie… du soleil.
Serge Berthier, Professeur en physique, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.