Jusqu’au 12 mars 2020, à l’échelle du globe, FlightRadar24 comptabilisait plus de 100 000 vols commerciaux quotidiens. Puis le trafic s’est effondré avec un creux de 26 774 vols le 7 avril. La violence de ce choc est sans égal dans l’histoire des compagnies aériennes.
Fin 2019, Alexandre de Juniac, le directeur général de l’Association internationale du transport aérien (IATA), qui représente les intérêts des compagnies aériennes, avait prévu des bénéfices de plus de 29 milliards de dollars pour 2020. C’était un autre monde, et anéanti quelques mois plus tard avec des menaces sur 25 millions d’emplois et un plongeon attendu de 252 milliards de dollars, soit une baisse de 44 % par rapport au chiffre d’affaires de 2019 !
L’aérien, facteur aggravant de la pandémie
Au-delà de ces chiffres, les compagnies aériennes se sont en effet retrouvées en première ligne en raison de leur capacité involontaire et foudroyante à diffuser le virus. Le boom du transport aérien, en Asie notamment, est venu aggraver la situation. Rappelons qu’en 1992, la Chine n’avait connu que 500 000 mouvements d’avions, mais 10 249 millions en 2017, dont 869 000 à l’international.
Dans les années qui viennent, reviendra-t-on à la « normale », c’est-à-dire à une croissance du marché aérien selon les critères du seul libéralisme économique ? Si c’est le cas, ce retour au rythme de croisière d’avant-crise porterait le risque de nouvelles crises pandémiques mondiales. De nombreuses souches de coronavirus ne demandent en effet qu’à s’activer. De manière structurelle, la pression anthropique sur les milieux naturels et ruraux rapproche les hommes et les animaux, et favorise ainsi le franchissement de la barrière des espèces par les virus.
En prendre conscience pourrait donc amener à une rupture, exactement comme les attentats du 11-Septembre l’ont été dans la réorganisation de la sécurité aérienne. Au minimum, un confinement radical et brutal du ciel mondial devrait être envisageable en cas de crise sanitaire. Au mieux, cela pourrait passer par la fin du statut particulier de l’aviation commerciale dans le droit international.
La remise en cause de ce statut permettrait d’endiguer le risque de nouvelles pandémies, mais aussi d’engager la lutte contre la pollution grandissante générée par le transport aérien, qu’il s’agisse du dérèglement climatique comme des aéroports destructeurs des milieux « naturels » et problématiques en matière de santé publique.
Une liberté subventionnée
Ce statut particulier a été mis en place au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. En 1948-49, le pont aérien de Berlin avait en outre frappé les esprits par la capacité du fret avionné à défendre la liberté.
Les États-Unis avaient alors déjà mis en avant la liberté de voler avec un ciel régulé par l’Organisation des Nations unies (ONU). Dès 1944, les conventions de Chicago et de Montréal avaient posé les bases juridiques de ce principe. Ainsi, l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) garantit le fonctionnement concret d’une circulation aussi libre que possible. Sur le terrain, l’IATA veille à l’application concrète des deux conventions.
C’est ainsi que l’aviation civile a réussi, plusieurs décennies plus tard, à s’affranchir de la lutte contre la pollution. En 1997 à Kyoto, le lobbying de l’IATA avait été efficace puisque les « soutes internationales » avaient été exclues des calculs des émissions de gaz à effet de serre.
L’argument avait été de dire qu’on ne saurait attribuer des quotas nationaux d’émission aux compagnies puisque celles-ci ont des activités principalement internationales : faudrait-il taxer le pays siège de la compagnie, celui de l’aéroport de départ ou d’arrivée, ou encore l’espace aérien du pays survolé ?
Depuis 1997, au gré des COP successives, les « soutes internationales » ont ainsi continué à se défendre avec succès. Mais cette exception apparaît de moins en moins tenable alors que la prise de conscience du risque climatique s’accroît.
L’analyse des comptes des compagnies aériennes nous permet de dire que le prix du carburant représente entre le cinquième et le tiers des charges, en fonction de l’évolution du cours du baril de pétrole. Elles sont par conséquent opposées à la taxation du kérosène – un peu comme si les automobilistes payaient le litre entre 30 et 50 centimes.
En outre, les aides publiques sont une pratique courante. Les compagnies low-cost demandent des subventions et des aides diverses au prétexte qu’elles peuvent sauver de petits aéroports déficitaires, ce qui est vrai, et que la puissance publique récupérera la mise grâce aux activités ainsi induites (ce qui n’a jamais été prouvé).
En France, les élus locaux poussent eux aussi dans ce sens, au nom de l’aménagement du territoire et de la défense de la ruralité. Dans certains pays émergents, l’argent public ruisselle sur la compagnie nationale et sur les chantiers aéroportuaires.
Ailleurs, la collusion entre les milieux d’affaires et les élus conduit à surdimensionner les infrastructures, voire à en construire inutilement.
C’est ainsi que la concurrence est faussée et que le prix d’un billet ne correspond pas nécessairement à ce qu’il coûte réellement. Supprimer les subventions, produire un prix du carburant « loyal », égaliser la fiscalité, voilà encore une utopie pour un monde post-libéral.
Taxer, compenser ou plafonner ?
Ce n’est que très récemment, pendant l’été 2019, que la pression a commencé à monter avec par exemple la taxe Borne, de 1,5 à 18 euros par billet d’avion, dont la mise en place est prévue l’année prochaine sur les vols au départ de la France. En parallèle, le gouvernement néerlandais a appelé la Commission européenne à imposer une taxe sur l’aviation dans toute l’Union européenne.
Certes, l’avion propre et silencieux existera un jour, probablement dans quelques décennies, et d’abord pour les liaisons court-courrier. D’ici là, si l’aviation civile veut porter sa part du fardeau de la lutte contre le dérèglement climatique, seul un plafonnement de l’activité apparaît comme une solution crédible, tout en poursuivant les progrès techniques permettant de limiter la consommation par passager transporté/kilomètre parcouru ; ainsi l’étau pourrait-il être progressivement desserré.
Dès à présent, les compensations carbone sont revendiquées par certaines compagnies aériennes. Mais ces compensations ne peuvent constituer qu’un pis-aller, car l’ampleur qu’il faut leur donner et les effets que l’on en attend sont difficiles à mesurer en toute objectivité puisqu’on ne connaît pas encore la quantité de biomasse globalement existante.
Ainsi le choc entre le libéralisme défiscalisé mais subventionné et le monde de la jeune militante écologiste suédoise Greta Thunberg ne peut aboutir à ce jour à un consensus entre les deux parties. En 2020, lors du 40e Forum économique mondial de Davos, le président des États-Unis Donald Trump avait déclaré que « nous devons rejeter les éternels prophètes de malheur et leurs prédictions d’apocalypse ». Il avait souligné qu’il ne laisserait pas « des socialistes radicaux » s’attaquer aux énergies fossiles. En réponse, Greta Thunberg avait affirmé qu’il fallait « paniquer » et « cesser immédiatement tous les investissements dans l’exploration et l’extraction d’énergies fossiles » et cela « pas en 2050, pas en 2030 ou même en 2021, mais maintenant ». Bloc contre bloc.
Raymond Woessner est l’auteur de lu livre « Géographie du transport aérien. Quelle croissance pour quelle planète ? » à paraître aux éditions Atlande.
Raymond Woessner, Professeur honoraire de géographie, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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