Jill Lepore, historienne à Harvard, a récemment déclaré dans le magazine The New Yorker que lorsque les démocraties sombrent dans la crise, la question qui nous vient à l’esprit est : « où allons-nous ? ». Comme si nous comptions sur l’équivalent d’une prévision météorologique pour nous indiquer dans quelle mesure notre démocratie sera saine demain. Citant le philosophe italien Benedetto Croce, l’historienne écrit encore que « les problèmes politiques ne sont pas des forces extérieures hors de notre contrôle ; il s’agit de forces que nous pouvons contrôler. Pour cela il nous suffit de nous décider, et d’agir ».
Il en va de même pour l’épidémie de coronavirus. Quelle sera son ampleur ? Combien de personnes seront infectées ? Combien de citoyens vont mourir ? Les réponses à ces questions ne sont pas gravées dans le marbre. Elles sont en partie sous notre contrôle, à condition que nous agissions avec détermination, célérité et solidarité.
En tant qu’épidémiologiste fort de huit ans d’expérience de terrain (j’ai notamment été en première ligne des efforts d’isolement et de quarantaine durant la pandémie de grippe porcine de 2009), j’ai eu l’impression le mois dernier que les rapports sur les décès dus au Covid-19 en Chine donnaient une image très imprécise du taux de létalité de la maladie. Dans un article, j’ai notamment écrit que le taux de létalité d’une maladie émergente est toujours élevé dans les premiers stades d’une épidémie, mais qu’il est susceptible de baisser une fois que des données plus complètes sont disponibles. Après avoir attendu huit semaines, je crains maintenant que ces nouvelles données – qui permettraient d’établir que le taux de létalité de ce nouveau coronavirus est faible – n’arrivent jamais.
Ne pas confondre taux de létalité des cas et taux de létalité de l’infection
Au 31 janvier 2020, la Chine avait rapporté un total de 11 821 cas de Covid-19 et 259 décès, soit un taux de létalité de 2 %. Deux semaines plus tard, le nombre de cas était passé à plus de 50 000, et les décès, à 1 524, ce qui correspond à un taux de mortalité de 3 % (cette augmentation était attendue car les décès sont toujours pris en compte plus tard que les cas). Or un taux de létalité de 2 ou 3 % est extrêmement dangereux lorsqu’il concerne une maladie facilement transmissible.
Toutefois, il faut souligner que ces taux de létalité de 2 et 3 % avaient été calculés sur la base de nombres de cas « officiels » (respectivement 11 821 et 50 000). Or ceux-ci ne tiennent compte que des personnes qui
- présentent des symptômes ;
- décident que leurs symptômes sont suffisamment graves pour justifier une visite à l’hôpital ;
- choisissent un hôpital ou une clinique capable de tester et de signaler les cas de coronavirus.
On peut donc légitimement supposer que des centaines de milliers de cas, peut-être même jusqu’à un million, n’ont tout simplement pas été décomptés.
Avant de poursuivre, penchons-nous sur quelques définitions formulées par Steven Riley, spécialiste des maladies infectieuses à l’Imperial College. Le taux de létalité d’une infection représente la probabilité de mourir pour une personne infectée, qu’elle aille ou non à l’hôpital. Le taux de létalité des cas (sous-entendu cliniques) concerne quant à lui la probabilité de mourir pour une personne infectée qui est suffisamment malade pour se présenter dans un hôpital ou une clinique. Ce taux est donc plus élevé que le taux de létalité de l’infection, car les personnes qui se présentent à l’hôpital sont généralement plus gravement malades.
Imaginons que les statistiques de la Chine de la mi-février, soit 1 524 décès, aient porté sur un million d’infections par le Covid-19 plutôt que sur 50 000 (en comptant par exemple toutes les infections symptomatiques et asymptomatiques). Dans ce cas, le taux de létalité de l’infection aurait été de 0,15 %, soit environ trois fois plus que le virus de la grippe saisonnière ; un tel virus constitue un sujet de préoccupation, mais pas une crise sanitaire majeure.
Le taux de létalité de l’infection est beaucoup plus difficile à estimer que le taux de létalité des cas. La raison en est qu’il est difficile de dénombrer les personnes qui sont légèrement malades ou qui ne présentent aucun symptôme. Pour espérer réussir à déterminer la proportion d’infections asymptomatiques, légères, symptomatiques et graves au sein d’une population, il faut en effet pouvoir compter et tester tous ses membres. C’est parfois possible, par exemple sur un bateau de croisière ou dans une petite communauté.
C’est ainsi qu’ont procédé les scientifiques de la London School of Hygiene and Tropical Medicine, de l’Imperial College et de l’Institute for Disease Modeling, à Londres, pour estimer le taux de létalité de l’infection par le SARS-CoV-2.
Actuellement, les chiffres indiquent qu’il se situerait entre 0,5 % et 0,94 %. Autrement dit, le Covid-19 est environ 10 à 20 fois plus mortel que la grippe saisonnière. Ces conclusions sont en cohérence avec les données provenant de la génomique et des tests à grande échelle. La seule bonne nouvelle pour le moment est qu’en Corée, l’épidémie pourrait en fin de compte présenter un taux de létalité des cas inférieur à celui de l’épidémie en Chine.
Impact de l’épidémie aux États-Unis
Aux États-Unis, de nouveaux cas de Covid-19 sont désormais détectés quotidiennement, ce qui signifie qu’il est trop tard pour arrêter la vague initiale d’infections. L’épidémie risque de se propager à travers tout le pays. Le virus semble être à peu près aussi contagieux que celui de la grippe, cependant comparer les deux est compliqué car n’ayant jamais encore rencontré le SARS-CoV-2, nous n’avons pas développé d’immunité contre lui.
Tout bien considéré, il est raisonnable de penser que Covid-19 infectera autant d’Américains au cours de l’année prochaine que la grippe le fait au cours d’un hiver normal – soit entre 25 et 115 millions de personnes. Peut-être un peu plus si le virus s’avère plus contagieux que nous ne le pensions. Peut-être un peu moins si nous mettons en place des restrictions qui minimisent nos voyages et nos contacts sociaux et professionnels.
La mauvaise nouvelle est, bien sûr, que ces chiffres d’infection pourraient se traduire par 350 000 à 660 000 décès rien qu’aux États-Unis (avec une fourchette d’incertitude allant de 50 000 à 5 millions de décès). La bonne nouvelle, c’est qu’il ne s’agit pas de prévisions météorologiques : nous pouvons avoir une influence sur l’ampleur de l’épidémie, autrement dit sur le nombre total d’infections. En modifiant nos habitudes pour limiter nos contacts et en améliorant notre hygiène, par exemple. Si le nombre total d’infections diminue, le nombre de décès diminuera également.
La science ne peut pas nous révéler, pour l’instant, quelles mesures seront les plus efficaces pour ralentir l’épidémie et réduire son impact. Si j’arrête de serrer la main, est-ce que cela réduira de moitié ma probabilité d’infection ? D’un tiers ? Personne ne le sait. Si je travaille à la maison deux jours par semaine, cela réduira-t-il ma probabilité d’infection de 40 % ? Peut-être. Mais nous ne connaissons pas encore la réponse précise à cette question.
Ce qui est sûr, c’est qu’il nous faut dès maintenant nous préparer, par tous les moyens possibles, à réduire notre exposition au SARS-CoV-2, c’est-à-dire le risque d’entrer en contact avec des personnes ou des surfaces infectées. Pour certains, cela signifiera rester plus longtemps à la maison. Pour d’autres, adopter des pratiques d’hygiène plus strictes. Dans la province du Hubei, en Chine, une version extrême de cette réduction de l’exposition – incluant quarantaine obligatoire, diagnostic et isolement rapides des malades, fermeture des lieux de travail et des écoles – pourrait avoir fonctionné : la propagation de l’épidémie semble y avoir ralenti.
Il faut donc se préparer à ce que notre quotidien change au cours des 12 prochains mois. Des vacances vont peut-être devoir être annulées, nos interactions sociales seront différentes. Chaque matin, dès le réveil, nous devrons avoir à l’esprit la problématique de la gestion des risques. En effet, l’épidémie de Covid-19 n’a pas lieu à l’autre bout du monde, ce n’est pas un simple rhume ou une petite grippe, et elle ne va pas s’éteindre toute seule. Elle semble plutôt bien partie pour nous accompagner un moment.
Maciej F. Boni, Associate Professor of Biology, Pennsylvania State University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.